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La créativité à l’ère de l’IA : du concept à la réalisation

L’essor exponentiel de l’intelligence artificielle (IA) suscite d’intenses débats sur son impact potentiel sur l’emploi, notamment en matière de substitution de certaines fonctions. Dans l’industrie de la mode de luxe, si l’IA est un sujet récurrent des discussions, son adoption effective demeure plus mesurée que prévu. Cette prudence s’explique par la complexité structurelle inhérente à l’industrie et son attachement profond à l’héritage et au savoir-faire artisanal.

Implementing transformative technologies like AI in luxury fashion
©Unsplash

L’intégration de technologies transformatrices comme l’IA dans la mode de luxe est un processus nuancé. La complexité organisationnelle et la multiplicité des acteurs ralentissent souvent l’adoption de ces outils. De plus, les maisons de luxe accordent une importance capitale à la préservation de leur identité et de leur exclusivité, d’où une approche volontairement mesurée.

Cette réserve est confirmée par une étude du Comité Colbert en collaboration avec Bain & Company, intitulée Le luxe et la technologie : la révolution silencieuse de l’intelligence artificielle. Ce rapport met en lumière le fait que les marques de luxe exploitent avant tout l’IA pour améliorer l’efficacité opérationnelle – prévision des ventes, optimisation des stocks, contrôle qualité – et enrichir l’expérience client via des stratégies de marketing personnalisé et une segmentation affinée. En revanche, son intégration dans le processus créatif demeure volontairement limitée.

Comme l’exprime Grégory Boutté, Chief client et Digital Officer chez Kering : 

« Le secteur du luxe se distingue des autres industries par le rôle crucial de la direction artistique ; celle-ci doit incarner la marque, en refléter l’identité et porter la créativité. L’IA ne peut en aucun cas remplacer la créativité humaine mais elle peut faciliter le processus créatif. »

Grégory Boutté pour bain.com

Équilibrer l’innovation et l’intégrité de la marque

Dans l’univers du luxe, la crainte que l’IA puisse se substituer aux équipes créatives repose sur des enjeux fondamentaux : la dénaturation de l’essence même du luxe et la standardisation de l’exclusivité. Le secteur se distingue par une capacité d’innovation singulière, captant l’imaginaire bien au-delà des tendances dominantes. Par ailleurs, les questions de propriété intellectuelle et de sécurité des données, notamment avec l’IA générative et les outils open-source, imposent une approche vigilante.

Si certaines maisons, selon leur envergure et leur culture, expérimentent l’IA dans la conception de produits – de l’idéation à la visualisation 3D et au prototypage – elles veillent à ce que ces outils restent des leviers d’exploration et non des substituts créatifs. L’indispensable « étincelle d’inspiration » reste l’apanage des directeurs artistiques.

The role of AI in fashion creativity
©Pexels / Google DeepMind

Néanmoins, ces innovations ouvrent des perspectives : des plateformes interactives basées sur l’IA permettent aux clients de co-créer et de personnaliser des pièces, renforçant leur engagement et leur fidélité.

L’IA est donc de plus en plus perçue comme un co-créateur, un catalyseur d’idées facilitant l’exploration de nouvelles pistes sans imposer une vision figée. Toutefois, la touche humaine reste essentielle pour transcender ces concepts en y insufflant une dimension émotionnelle et culturelle propre à l’ADN d’une marque.


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Des outils au service du processus créatif

Certaines initiatives illustrent comment l’IA peut enrichir la créativité, à l’image de la collaboration entre la designer Norma Kamali et Maison Meta. En développant un système d’IA sur mesure formé à partir des archives de la marque, l’équipe de Kamali a pu générer rapidement des designs fidèles à son style, en exploitant des technologies comme Stable Diffusion XL et Fooocus1.

generative AI can broaden creative horizons

Lorsqu’elle est intelligemment exploitée avec précision – en s’appuyant sur une vision clairement définie et des données d’entraînement de haute qualité rigoureusement sélectionnées,– l’IA générative peut considérablement élargir le champ des possibles en matière de création. Sa capacité à analyser et traiter d’immenses volumes d’images et d’archives permet d’imaginer des combinaisons inédites et de repousser les frontières de l’innovation. Les directeurs artistiques peuvent ainsi s’appuyer sur ces outils comme des accélérateurs du processus créatif, en explorant de nouvelles matières, techniques et savoir-faire artisanaux issus de secteurs variés, tout en bénéficiant d’analyses en temps réel sur les attentes des consommateurs.

Mais l’impact de l’IA ne se limite pas à la phase d’idéation. Elle apporte également des améliorations concrètes au développement produit, en générant des solutions que l’intelligence humaine seule n’aurait pu concevoir. Un exemple emblématique réside dans l’optimisation du placement des motifs : les solutions basées sur l’IA de Lectra peuvent proposer des ajustements subtils – comme une légère modification de la largeur des plis d’une jupe – qui, bien que quasi imperceptibles dans le produit fini, permettent de réduire significativement les chutes de tissu lors de la découpe. Cette optimisation engendre un double bénéfice : une limitation de la consommation de matières premières et une réduction des coûts, illustrant ainsi la convergence des enjeux environnementaux et économiques.


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Préserver l’essence de la créativité humaine

Ainsi, en confiant la création aux « mains » de l’IA, tout semble sous contrôle, car cette intelligence surhumaine voit, lit, sait et analyse tout. Elle assure de tout couvrir, incarne la promesse de ne rien manquer. Plus de FOMO (Fear Of Missing Out), plus de place à l’erreur ou à l’accident. Pas de place pour la surprise non plus.

Si l’IA excelle dans l’analyse et la réduction des marges d’erreur, elle fonctionne avant tout dans un cadre défini, régi par la prévisibilité et le contrôle.

Or, qu’en est-il de la magie de la créativité humaine ? Son essence repose sur une dynamique imprévisible, où l’intuition et la sérendipité émergent après de longues phases d’exploration, des jours, des semaines, des mois voire des années de recherche, d’expérimentations et de réflexion. Les fulgurances créatives naissent souvent d’un défi inattendu, d’un obstacle qui devient source d’inspiration, d’un accident transformé en innovation.

As much as the beauty of Bach’s compositions lie in their seemlingly perfect symmetry, he was a master in the art of controlling dissonances. Like calligraphy is working with accidents, a designer’s creative process flows with unexpected encounters and its uniqueness lies in this exploration itself.

Tout comme la beauté des compositions de Bach réside dans leur apparente symétrie, maîtrisée jusque dans le contrôle des dissonances, la création en mode fonctionne à la frontière du calcul et de l’aléatoire. À l’image de la calligraphie qui joue avec l’accident, le processus créatif d’un designer est un voyage où l’imprévu et l’erreur ouvrent de nouvelles perspectives. C’est dans cette exploration que réside l’unicité d’une création. Comme l’a dit Alan Watts : « Le fascinant dans la vie, c’est l’inconnu du résultat. »

« Le fascinant dans la vie, c’est l’inconnu du résultat. »

Alan Watts

Pourtant, l’IA elle-même peut parfois générer cette part d’inattendu, précisément parce que son fonctionnement repose sur des processus opaques, cette fameuse « black box » dont même les développeurs ne maîtrisent pas totalement le fonctionnement. résultats. Mais la véritable alchimie créative se situe dans à l’intersection de ces opposés : entre le connu et l’inconnu, entre contrôle et liberté. L’innovation naît de cette tension entre ordre et chaos, contrôle et spontanéité.

L’IA est un outil extraordinaire pour la simulation et le calcul, mais dès qu’elle rencontre la réalité physique – ce monde tangible et sensoriel où la mode trouve encore sa véritable valeur – l’imprévu et l’étincelle de surprise reprennent leurs droits.

L’avenir réside dans une approche hybride, où la technologie se met au service de la créativité sans l’étouffer. L’accélération de l’industrie, sous la pression de la rentabilité et des stratégies marketing, fait émerger une tension constante entre l’exploitation des données et la quête de sens inhérente à tout processus artistique.

AI may be an extraordinary tool for calculation and simulation
©Unsplash

Le défi consiste à conjuguer résistance et innovation : approfondir l’excellence artisanale, se spécialiser, développer une expertise pointue, tout en intégrant intelligemment les outils numériques pour mieux les façonner. S’approprier ces technologies est essentiel, et des initiatives comme celles de Le Défi permettent de cartographier l’écosystème des outils IA pour accompagner la transformation de l’industrie française de la mode et de l’habillement.

Comme le souligne The Interline, magazine spécialisé dans la mode et la technologie, dans son dernier rapport sur la Digital Product Creation (DPC) : 2

« La créativité pousse la technologie vers l’avant. Tout comme l’artisanat traditionnel et le design ont toujours évolué de concert, une nouvelle génération de designers – autodidactes ou formés – repousse les frontières du digital et, ce faisant, élargit le champ des possibles en matière d’innovation technologique. »

The Interline

Sources :
1 https://www.businessoffashion.com/articles/technology/can-ai-carry-on-a-designers-legacy/
2 https://www.theinterline.com/2024/12/16/digital-product-creation-report-2024-available-now/ 

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