Innovations en chimie des couleurs – Une perspective détaillée sur les colorants à faible impact / Partie 2 Le - Première Vision Paris - Denim Première Vision - Première Vision New York
Comme souligné dans le premier article de cette série sur les innovations en chimie des couleurs, des alternatives moins impactantes aux teintures synthétiques existent depuis longtemps. Les fibres naturellement colorées constituent la solution la plus immédiate en éliminant entièrement le processus de teinture et l’utilisation associée d’eau, de produits chimiques et d’énergie. Au-delà de cette première option, les teintures naturelles offrent une vaste palette de possibilités créatives. Et dans la recherche continue d’alternatives viables, les innovateurs explorent la biotechnologie, le recyclage et même la capture de carbone pour développer des solutions de coloration capables de rivaliser avec la vivacité, la solidité et l’uniformité des teintures conventionnelles. Ces méthodes visent à minimiser les déchets, réduire la dépendance aux pétrochimiques et renforcer la circularité. Cependant, des défis comme les coûts, l’échelle, l’uniformité des couleurs et l’intégration aux chaînes d’approvisionnement existantes restent importants. Cet article examine ces innovations, leur potentiel mais aussi les obstacles qu’elles rencontrent, tout en mettant en lumière les acteurs clés de ces avancées.
Pigments microbiens : le pouvoir de la biologie pour créer des couleurs
Les pigments microbiens sont dérives de microbes, soit naturellement présents, soit génétiquement modifiés. Ces micro-organismes – bactéries, levures ou champignons – sont cultivés par fermentation, un processus où ils sont nourris avec des sucres ou d’autres matières premières renouvelables pour produire des pigments qui peuvent ensuite être extraits et appliqués sur des textiles par des techniques de teinture traditionnelles ou innovantes.
Des entreprises comme KBCols Sciences (entre autre, en partenariat avec Albini) et le Vienna Textile Lab, explorent les micro-organismes naturellement présents dans le sol, l’eau et l’air pour créer des teintures bactériennes organiques. Bien qu’encore au stade pilote, ces entreprises participent au mouvement croissant vers des solutions de couleurs naturelles. D’autres, comme Colorifix, modifient génétiquement des micro-organismes producteurs de pigments via la biologie synthétique. Certifiée Oeko-Tex, la technologie de Colorifix illustre l’efficacité et le potentiel de mise à l’échelle de la teinture microbienne. Au lieu d’extraire le colorant des bactéries, ce qui peut être coûteux en ressources, Colorifix utilise directement le bouillon de fermentation bactérienne comme bain de teinture. Cette approche non seulement simplifie le processus mais réduit également la consommation d’énergie et les déchets.
L’entreprise française Pili Bio a développé un procédé hybride utilisant la fermentation de micro-organismes pour fabriquer des intermédiaires bio-sourcés. Ces molécules seront transformées par voie chimique en colorants et pigments organiques, avec des émissions de CO2 comparativement plus faibles. Leur premier produit commercialisable est une poudre d’indigo biosourcée. Huue et Synovance visent également à remplacer l’indigo synthétique, Synovance proposant même des pigments aux propriétés thérapeutiques, tels que des effets anti-inflammatoires ou antimicrobiens, destinés à divers secteurs, allant du textile aux cosmétiques.
Sur le plan créatif, la teinture bactérienne s’intègre déjà aux pratiques de design, comme en témoigne Charlotte Werth, résidente à Maison/O (la plateforme de luxe régénératif de LVMH à la Central Saint Martins), avec son dispositif « Automated Violacin » de teinture et impression automatisées. De même, le projet Normal Phenomena of Life (NPOL), une collaboration entre Faber Futures et Ginkgo Bioworks, crée des vêtements uniques avec des motifs formés par des colorants bactériens ou des encres à base d’algues. Pourtant, la constance de la qualité des pigments et les difficultés à maintenir la tenue des couleurs restent des obstacles importants pour ces méthodes. L’entreprise danoise Octarine Bio a développé un processus de fermentation de précision appelé OB-CLRM, qui crée des colorants naturels vibrants dans les tons de violet, de bleu et de vert. Ces pigments sont compatibles avec les fibres naturelles et synthétiques, et offrent une excellente solidité en terme de couleur.
Teintures recyclées : boucler la boucle en transformant les déchets en pigments
« Les teintures recyclées peuvent être obtenues de deux manières : en transformant des déchets textiles en poudre cristallisée utilisée comme teinture ou en récupérant chimiquement des teintures existantes pour les réutiliser sur d’autres textiles. Cette approche diminue la pression sur les matières premières vierges et favorise la circularité en réutilisant les déchets textiles comme matière première. »
Fashion for Good Textile Processing Guide
Les colorants recyclés représentent une autre option intéressante pour une coloration durable, évitant la dépendance et la pression sur les matières premières vierges, en réutilisant les déchets textiles, qui constituent un gisement considérable de matières premières ( sous condition d’infrastructure et d’écosystème de collecte et de tri efficaces.) Des innovations comme Recycrom by Officina+39 transforment les vêtements usagés en une poudre ultra-fine utilisée comme teinture en suspension, sans produits chimiques supplémentaires. Archroma, avec ses Fibercolors®, convertit les déchets textiles pré- et post-consommation en teintures pour fibres cellulosiques comme le coton et la viscose. Leur gamme Diresul®, contenant 50 % de matières recyclées, propose des nuances de brun, bordeaux, vert ocre et gris.
Dans la lignée de la tradition historique du savoir-faire du recyclage de laine à Prato, Manteco va plus loin avec son procédé Recype®, re-filant les déchets de laine colorés en fils neufs sans ajout de teinture. Cette technique illustre une circularité exemplaire, générant une exceptionnelle palette de couleurs.
Certaines entreprises se spécialisent dans l’extraction des colorants existants. DyeRecycle, par exemple, extrait les colorants des fibres usagées pour les appliquer à de nouveaux textiles, sans créer de nouveaux pigments. Quant à Vividye, leur technologie permet d’enlever et de réappliquer leurs pigments modifiés sur divers supports, minimisant la pollution et prolongeant la durée de vie des produits.
Capture de carbone : transformer la pollution en couleur
Certaines innovations transforment les émissions de carbone en pigments, offrant une solution à double impact positif : réduction des GES et création de colorants alternatifs. Bien que cette approche suscite des critiques – notamment le risque de dépendance aux industries polluantes –, elle ouvre des perspectives intéressantes.
Par exemple, Post Carbon Lab utilise des textiles qui séquestrent activement le carbone tout au long de leur cycle de vie. Un autre exemple est Graviky Labs, qui a créé AIR-INK®, un pigment noir compatible avec les techniques d’impression existantes, telles que la sérigraphie et l’impression numérique. Graviky a testé AIR-INK sur des textiles et d’autres matériaux, et des applications pour la teinture en masse sont en cours de développement.
Vers une adoption industrielle de ces solutions
Malgré leurs différences de procédés, ces innovations partagent des défis communs : le coût, la mise à l’échelle, leur intégration dans les systèmes existants, et le respect des normes d’uniformité et de reproductibilité auxquelles l’industrie de la mode est habituée. De nombreuses méthodes de teinture microbienne ou issues du recyclage nécessitent des équipements spécialisés ou des intrants spécifiques, souvent onéreux, ce qui limite leur accessibilité pour les petits fabricants. Par ailleurs, la réalité industrielle impose à toute nouvelle méthode d’égaler l’efficacité et le coût des procédés conventionnels pour être adoptée à grande échelle. La perception des consommateurs, mais aussi celle des créateurs, constitue un autre facteur crucial. Bien que les pigments microbiens et les teintures recyclées s’inscrivent dans une démarche durable, ils suscitent parfois des doutes quant à leur durabilité et leur qualité. Aussi, l’utilisation d’OGM ou de technologies avancées, telles que la nanotechnologie, pourrait freiner leur adoption si les questions de sécurité et d’impact écologique ne sont pas suffisamment prises en compte.
Enfin, les implications pour la chaîne d’approvisionnement ne peuvent être ignorées. Qu’il s’agisse de l’approvisionnement en matières agricoles pour la fermentation ou de la collecte et du tri des déchets textiles pour le recyclage, ces processus nécessitent de nouvelles infrastructures, des collaborations intersectorielles et des compétences spécifiques. Sans changements systémiques, le potentiel de ces technologies pourrait rester largement inexploité. Cela ne signifie pas pour autant que la recherche dans ces domaines ne doit pas être poursuivie, bien au contraire ! Mais c’est une solution parmi d’autres. Il n’existe pas de solution unique parfaite qui réponde à tous les besoins.En tant que marque et designer, il est essentiel de définir clairement ses priorités, d’étudier différentes pistes et stratégies, et d’approfondir chacune d’entre elles, afin de pouvoir faire un choix éclairé. Il faut avancer étape par étape vers un objectif clair, sans chercher à tout améliorer en même temps, mais en impliquant l’ensemble des équipes dans cette démarche.
La transition de l’industrie textile vers des procédés de teinture plus durables constitue une étape essentielle pour réduire son impact environnemental. Les pigments naturels, minéraux et microbiens offrent des alternatives prometteuses aux colorants pétrochimiques, et ceux issus de déchets se distinguent par leur faible impact, puisqu’ils n’exploitent aucune ressource vierge.
Ces projets, bien qu’encore souvent pilotes ou de niche, peuvent trouver leur place dans la production industrielle sans compromettre l’efficacité ni l’accessibilité économique. Cela nécessite toutefois des investissements continus, une véritable collaboration de tous les acteurs et des analyses transparentes des cycles de vie pour garantir que leurs bénéfices environnementaux surpassent leurs coûts.
L’intelligence artificielle (IA) peut jouer un rôle clé dans la réduction de l’impact environnemental et des pertes liées à ces procédés. D’une part, elle permet la prévision de besoins de maintenance, réduisant ainsi les interruptions imprévues et les pertes de matériaux causées par des pannes ou des dysfonctionnements. D’autre part, elle optimise les formules de teinture ainsi que l’utilisation de l’eau et des produits chimiques. Grâce à des algorithmes précis, les systèmes de teinture pilotés par l’IA calculent avec exactitude les quantités nécessaires selon le type de tissu, réduisant ainsi le gaspillage d’eau, de colorants et de produits chimiques, tout en diminuant le gaspillage et les erreurs de teinture.
Bien que la route soit encore longue et complexe, les avancées créatives et scientifiques dans le domaine de la teinture durable offrent un potentiel immense. En relevant ces défis, l’industrie textile peut non seulement adopter de nouvelles technologies, mais aussi construire un modèle plus vertueux et équitable pour donner vie aux couleurs.