Innovations en chimie de la couleur – Une perspective détaillée sur des solutions de coloration plus respectueuses Le - Couleurs - Première Vision Paris - Denim Première Vision - Première Vision New York
Dans l’univers de la mode, le triptyque Couleur, Matière, Finition (CMF) incarne une discipline à la fois minutieuse et multidisciplinaire. Experts scientifiques, industriels et consultants collaborent pour élaborer des teintes, textures et finitions qui définissent non seulement l’esthétique, mais véhiculent également des messages intangibles à travers des créations tangibles. La couleur, intrinsèquement liée au toucher, joue un rôle essentiel dans l’attrait des vêtements. Prenons l’exemple du noir, résultat physique de l’addition de toutes les couleurs. Intemporel, il domine les garde-robes du monde entier, mais derrière son attrait se cache une réalité plus sombre : sa production repose majoritairement sur des colorants synthétiques dérivés du pétrole, avec des impacts environnementaux et sanitaires majeurs.
Le double impact de la couleur : impact culturel et impact écologique
La place de la couleur dans la culture a été largement étudiée, notamment par l’historien Michel Pastoureau, référence incontournable sur son évolution et ses symboliques. Pourtant, l’analyse de ses effets environnementaux dans le textile n’a émergé qu’à partir des années 1970-1980, au fil d’une prise de conscience croissante face à la pollution industrielle. Les études des années 1990 et 2000 ont notamment établi que les processus de teinture et de finition sont responsables de 20 % de la pollution industrielle des eaux. Environ 50 % des colorants appliqués ne se fixent pas aux fibres et se retrouvent dans les effluents, augmentant considérablement leur toxicité.1 Ces constats ont accéléré les appels à des protocoles de traitement des eaux usées plus stricts et des innovations plus vertueuses.2
La découverte accidentelle de la première couleur synthétique organique, la mauvéine, par William Henry Perkin en 1856, a révolutionné l’industrie textile3. et a ouvert la voie à l’émergence des colorants synthétiques, offrant des teintes vibrantes et solides dans le temps, adaptées aux fibres synthétiques (représentant aujourd’hui 67 % de la production mondiale de fibres (Textile Exchange).) Cependant, leur production génère des effluents riches en métaux lourds, acides et produits chimiques non biodégradables, entraînant des pollutions des sols, de l’eau potable et des écosystèmes aquatiques. Ces rejets, en obstruant la photosynthèse et le transfert d’oxygène dans l’eau, menacent la biodiversité marine. De plus, jusqu’à 200 000 tonnes de colorants synthétiques4 sont perdues chaque année en raison de procédés inefficaces, soulignant l’urgence de solutions de traitement performantes.
Pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de la chimie des teintures et les différentes certifications de durabilité, consultez cet article détaillé:
Smart Key: Comment colorer les vêtements sans noircir le tableau des impacts environnementaux ?
Face à une prise de conscience grandissante des impacts environnementaux liés aux colorants synthétiques traditionnels, l’industrie textile explore des solutions de coloration plus vertueuses, appuyées par des avancées scientifiques et technologiques. Trois domaines émergent comme des pistes prometteuses : l’avancée des techniques de teinture naturelle, les colorants microbiens et les alternatives innovantes. Chacun propose des approches novatrices, issues de recherches en biomimétisme, biologie microbienne et ingénierie biotechnologique.
Ce premier article (sur deux) se concentre sur les teintures naturelles, qui puisent dans les ressources renouvelables issues du monde végétal, aquatique et minéral : colorants végétaux, pigments dérivés d’algues et valorisation des déchets organiques. Loin d’un simple retour aux pratiques ancestrales, ces solutions incarnent une vision contemporaine et une démarche stratégique visant à concilier esthétique, performance technique, régénération des ressources et réduction des externalités négatives. Intégrées de manière réfléchie dans les processus industriels, elles ouvrent la voie à une transformation durable des pratiques de teinture.
Les teintures naturelles ont une longue histoire, mais leur utilisation a été progressivement éclipsée par les colorants synthétiques, principalement pour des raisons économiques, la nécessité d’une reproduction standardisée et les exigences de la production industrielle. Bien que souvent célébrées pour leur biodégradabilité et leur caractère renouvelable, ces teintures ne sont pas exemptes de complexités environnementales. Malgré les avancées en matière de mordants – ces fixateurs traditionnellement composés de métaux toxiques tels que le chrome ou le fer, remplacés par l’alun aujourd’hui – les teintures végétales peuvent encore présenter des risques. Certaines plantes utilisées dans les procédés de teinture peuvent notamment contenir des composés allergènes, mutagènes ou même cancérigènes.
Un retour massif aux teintures naturelles à l’échelle industrielle soulève également de nouveaux défis. L’augmentation de la demande en ressources végétales pour ces teintures doit être soigneusement équilibrée avec l’utilisation des terres agricoles, car une concurrence accrue avec les cultures alimentaires pourrait aggraver l’épuisement des sols et la raréfaction des ressources. De plus, les effets du changement climatique compliquent davantage la situation, les conditions météorologiques imprévisibles risquant de perturber la disponibilité des matières.
Pour que l’industrie de la mode puisse adopter pleinement les teintures naturelles, il est impératif d’aller au delà d’une approche uniquement axée sur leur aspect « éco-responsable » et de mettre en place des stratégies favorisant la circularité. Les solutions les plus prometteuses sont celles qui valorisent les flux de déchets et intègrent des démarches à faible impact, garantissant une gestion précise et durable des ressources. Toutefois, atteindre les normes de performance exigées par la mode contemporaine, telles que la solidité des couleurs, leur durabilité et les cahiers de charges d’uniformité, reste un défi majeur. Des innovations comme la machine Natura DS d’Alliance Machines Textiles illustrent une avancée significative dans cette direction. Conçue pour s’adapter aussi bien à des sites industriels qu’à des ateliers à plus petite échelle, cette technologie permet de réduire considérablement l’empreinte environnementale des processus de teinture, notamment en réutilisant les bains de teinture jusqu’à cinq fois. Cette approche fine et adaptée assure que la transition vers les teintures naturelles soit à la fois viable et responsable, offrant une alternative véritablement durable si leur production est gérée dans une optique de long terme.
À lire aussi: Les teintures naturelles sont-elles la réponse aux problèmes de toxicité des couleurs ?
La renaissance des teintures végétales
Les teintures végétales, dont l’histoire s’enracine profondément dans le textile, connaissent aujourd’hui une véritable renaissance, guidée par la nécessité de répondre aux exigences de l’industrie contemporaine. Stony Creek Colors, par exemple, propose un indigo végétal pré-réduit pour le denim, remplaçant ainsi l’indigo pétrochimique traditionnel. Ce produit, exempt d’aniline, s’inscrit également dans une production en boucle fermée, garantissant une teinture à la fois vertueuse et haute performance. À l’image de Couleurs de Plantes, qui met l’accent sur l’approvisionnement en matières premières renouvelables et des méthodes de transformation respectueuses de l’environnement, créant des couleurs végétales sophistiquées destinées aux textiles de luxe, plusieurs acteurs du secteur redéfinissent les contours de la teinture végétale. La start-up ColorKIM a quant à elle mis au point les teintures Merdan®, obtenues à partir de plantes et de légumes, compatibles avec les fibres naturelles et synthétiques, et les résidus organiques issus de leur processus de teinture sont réutilisés dans la fabrication d’aliments pour animaux, illustrant une approche véritablement zéro déchet.
Pigments dérivés d’algue
Les algues, qu’elles soient micro ou macro, présentent des caractéristiques intéressantes pour la teinture, notamment en raison de leur croissance rapide et de leur empreinte environnementale réduite, car elles sont cultivées dans des eaux salines, qui n’entrent pas en compétition avec les ressources en eau douce (intéressant face aux problématiques de rareté de l’eau). Leur utilisation s’étend au-delà des secteurs traditionnels, avec des innovations dans les domaines des teintures, des pigments, des encres et même des biomatériaux. Algaeing, par exemple, exploite les microalgues dans des systèmes en circuit fermé pour créer des colorants pour tous types de fibres, compatibles avec les machines textiles existantes. De même, Living Ink a développé des pigments noirs bio-sourcés à partir d’algues, offrant des options stables aux UV adaptées à l’impression industrielle. Enfin, Grown Blur de Boqun Huang fusionne la teinture des micro-algues avec la technique traditionnelle de l’Ikat. Les algues sont cultivées directement sur les fibres au moyen de ce savoir-faire ancestral, la conception s’inspirant de la photosynthèse et alliant micro-organismes organiques et patrimoine artisanal.
Les déchets comme ressource
Les déchets alimentaires représentent une autre source prometteuse dans l’univers de la teinture écologique. Sages London illustre cette approche en créant une palette de couleurs variée, allant des teintes rose, bleu, vert, jaune et violet, obtenue à partir de déchets alimentaires non-consommables. Référence en teintures textiles, Archroma développe ses teintures EarthColors® à partir de sous-produits agricoles, comme les coquilles d’amandes, tandis que la société T-Hues, au Sri Lanka, utilise les résidus de thé pour créer plus de 30 nuances différentes. Dans une démarche zéro déchet mais très luxueuse, l’entreprise française Ictyos, spécialisée dans les peaux de poissons pour la maroquinerie, utilise des résidus de raisin et de bière pour produire des agents de tannage et teintures (2-en-1). Par ailleurs, la marque italienne haut-de-gamme Albini transforme les eaux usées issues de la production de riz noir en teintures, réduisant ainsi sa consommation d’eau de 30 à 40 % tout en se dégageant de sa dépendance aux combustibles fossiles.
Nature Coatings, quant à elle, propose des pigments BioBlack™ fabriqués à partir de déchets de bois certifiés FSC, apportant une solution circulaire à la teinture textile. Ces pigments et dispersions sont compatibles avec divers matériaux tels que le coton, le cuir ou le polyester. L’entreprise étudie également la teinture en masse pour améliorer encore la durabilité de la coloration textile. Ficus Innovations, pour sa part, utilise des extraits de déchets végétaux pour teindre des textiles sans recourir à des produits chimiques ni au sel, les remplaçant par des enzymes naturelles et des bio-résines.
Ré-imaginer la perception de la couleur dans la mode
« Des efforts considérables ont été déployés par tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement pour éliminer progressivement les substances chimiques nocives. De nombreuses marques ont mis en place des listes de substances restreintes définies par des organisations telles que ZDHC et AFIRM, tandis que les fabricants de produits chimiques développent des formulations non toxiques et moins nocives. Des certifications comme Bluesign et OEKO-TEX attestent de la composition de ces produits et sont souvent exigées par les marques. En parallèle, le respect de la réglementation REACH (enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des substances chimiques) de l’Union européenne est obligatoire pour commercialiser des produits en Europe. Cependant, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour éliminer complètement les substances chimiques nocives, car les innovations doivent également répondre aux exigences de performance de l’industrie. Pour un véritable changement de paradigme, des innovations véritablement disruptives seront nécessaires. »
Textile Processing Guide, Fashion for Good5
Bien que les colorants synthétiques aient joué un rôle clé dans le développement de l’industrie textile, en offrant éclat et régularité à grande échelle, leur impact environnemental ne peut plus être ignoré. Aujourd’hui, les avancées en matière de colorants à base de plantes, d’algues ou issus de déchets démontrent qu’il est possible de conjuguer circularité et exigences de performance. Ces innovations répondent de plus en plus aux attentes du monde de la mode, offrant des solutions viables tout en limitant leur empreinte écologique. Pour qu’elles deviennent la norme, leur adoption doit s’accompagner de plusieurs efforts : une R&D (recherche et développement) orientée vers la durabilité, l’accessibilité en termes de prix et la compatibilité technique, par une collaboration globale pour harmoniser les meilleures pratiques et certifications, ainsi qu’une analyse rigoureuse du cycle de vie des alternatives, afin d’éviter des externalités négatives non maîtrisées (telles que la surexploitation des ressources). Cette approche holistique ouvre la voie à une redéfinition de l’expression de la couleur dans le textile, où tradition et innovation s’unissent pour répondre à l’urgence environnementale.
Il s’agit peut-être de redéfinir la perception même de la couleur. Dans le secteur du luxe, par exemple, la patine naturelle des cuirs ou les délavages naturels des denims ne sont pas simplement tolérés : ils sont recherchés, considérés comme des marqueurs d’authenticité et de qualité. Par ailleurs, les fibres non-teintes révèlent une beauté discrète et souvent sous-estimée. Les cotons naturellement colorés, (comme ceux de Fox Fibre, Organic Cotton Colours, Cotonea and Albini, etc.) oubliés en faveur du coton écru, favorisant l’imprimé chatoyant, se prêtent à la création de tissé-teints magnifiques pour de sublimes chemises aux motifs subtils. De même, les laines d’alpaga (telles que chez Incalpaca p.ex.) ou autres fibres animales offrent une riche palette de nuances naturelles, issues de la diversité des toisons de moutons, chèvres ou lamas. Ces tonalités sont autant de sources d’exploration pour de fines animations en lainages costume, alliant élégance et subtilité.
Dans le prochain article, nous élargirons le champ des solutions de teinture en explorant les innovations qui s’affranchissent des dérivés pétroliers, avec un focus sur les colorants microbiens et les technologies de recyclage pour créer de nouveaux pigments.
Pour approfondir vos connaissances sur les colorants naturels et leur rôle dans la réduction de la toxicité des textiles, nous vous invitons à consulter cette analyse contrée sur les enjeux écologiques.
Les teintures naturelles sont-elles la réponse aux problèmes de toxicité des couleurs ?
1 https://www.mdpi.com/2300-7575/24/2/7#B4-limnolrev-24-00007
2 https://www.scirp.org/journal/paperinformation?paperid=17027
3 https://edition.cnn.com/style/article/perkin-mauve-purple/index.html
4 Ogugbue CJ, Sawidis T. Bioremediation and Detoxification of Synthetic Wastewater Containing Triarylmethane Dyes by Aeromonas hydrophila Isolated from Industrial Effluent. Biotechnology Research International 2011; DOI 10.4061/2011/967925
5 https://reports.fashionforgood.com/wp-content/uploads/2022/01/Textile-Processing-Guide-3.pdf