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Visions épisode 3 : L’Intelligence Artificielle dans la mode: un outil stratégique pour plus de précision

Paul Mouginot dans la série Visions

Visions est une série d’articles prospectifs, pour réfléchir au monde de demain – ses contours, ses modèles, ses enjeux. À travers le regard d’intervenants spécialisés dans des domaines variés, la série Visions entreprend une observation de nos sociétés, en multipliant les angles de vue, pour tâcher de répondre à différentes questions : Comment peut-on, aujourd’hui, commencer à entrevoir demain ? À quels grands courants ou signaux faibles être attentifs, pour percevoir et anticiper les modèles à venir, les nouvelles manières de vivre, de créer, de produire, de consommer ? En recueillant les observations, analyses et visions prospectives issues de domaines allant de la création multidisciplinaire à l’économie en passant par l’éco-responsabilité ou les nouvelles technologies, Première Vision souhaite informer, stimuler et délivrer des clefs aux acteurs de la filière mode.


L’IA est déjà bien intégrée dans les dispositifs business des entreprises de mode. Elle favorise notamment l’optimisation de la segmentation et du pricing. Elle demeure encore discrète dans les studios de création.

Dans l’industrie de la mode comme dans l’ensemble de la société, l’IA fait naître beaucoup de fantasmes et une forme de brouillard recouvre parfois la réalité de ses applications concrètes. En résumé, aucune IA aujourd’hui ne se substitue aux créateurs et designers mais, partout dans l’industrie, elle est de plus en plus intégrée dans différents pans d’activité dont elle améliore l’efficacité, la précision et l’impact. Cela ne se fait évidemment pas sans un renforcement nécessaire du cadre juridique sur les questions de copyright notamment, et sans introduire la notion de frugalité pour limiter la consommation énergétique liée à son utilisation. Car, plus globalement, l’IA a un coût économique et écologique. Un coût qui n’est certes pas hors de portée, mais il est vrai qu’actuellement les marques qui maîtrisent le mieux ces technologies sont plutôt des sociétés de taille importante : les grands acteurs du e-commerce (Zalando, Veepee, Farfetch), suivis de près par les groupes de luxe qui ont eux aussi rapidement intégré ces technologies.

Co-fondateur de stabler.tech, artiste, Paul Mouginot a une formation hybride d’ingénieur et d’artiste (connu sous le nom d’aurèce vettier). Il est à la fois un fin connaisseur de l’IA et de l’industrie de la mode. À ce titre, il est aussi conseiller scientifique de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode. En 2016, il a développé une technologie de benchmark concurrentiel basé sur l’IA, acquise deux ans plus tard par la plateforme de vente en ligne Veepee. Jusqu’alors, les actions de programmation classique nécessitaient d’entrer chaque détail un à un dans les ordinateurs afin d’obtenir un résultat.

Paul Mouginot portrait
Paul Mouginot

« L’IA est une nouvelle manière d’interagir avec la machine, selon une logique d’entraînement par les algorithmes, afin que cette dernière reconstitue elle-même le chemin vers la solution ».  

Paul Mouginot

La mode curieuse de technologie

Mais quel sens les marques de mode vont-elles puiser  dans l’univers technologique?   De tout temps, elles ont cherché dans d’autres champs créatifs des leviers de puissance. Elles le font avec l’art depuis toujours. On pense à une Elsa Schiaparelli travaillant main dans la main avec les surréalistes, comme pour sa robe homard dessinée par le peintre et ami Salvador Dali, ou à Paul Poiret, lui-même peintre et artiste.

Aurece Vettier exhibition
©Portrait de Paul Mouginot (aurèce vettier) par Romain Darnaud, 2025

« Aujourd’hui, la technologie devient plus que jamais un champ d’acquisition de puissance pour l’industrie de la mode. Cet intérêt transparaît non seulement dans des associations (Lacoste et Minecraft) mais aussi dans la création de jeux par les marques (Enigma créé par Louis Vuitton sur Discord) ».

Il faut dire que la transversalité de la création, conjuguée au développement de nouveaux outils, ouvre de nouveaux terrains d’expression. En tant qu’artiste, via l’entité aurèce vettier, Paul Mouginot, cherche pour sa part à passer de l’idée créative à l’objet. Il utilise pour cela les potentialités de l’outil IA, en l’alimentant avec des données personnelles, afin de créer de nouvelles formes qu’il va ensuite projeter dans les techniques des métiers d’art, en créant des sculptures et des tapisseries. C’est dans la concrétude de cette œuvre, et dans son narratif dense, qu’on comprend mieux les potentialités de l’outil pour ouvrir de nouvelles voies.

L’IA déjà bien intégrée dans les dispositifs business des entreprises de mode

Paul Mouginot distingue trois grands cas d’usage de l’IA dans les industries créatives. Tout d’abord, l’IA va permettre de segmenter de grands volumes de données en opérant un tri sur la base de critères complexes. « C’est extrêmement pratique dans les cas de figures qui nécessitent de la reconnaissance d’images, illustre-t-il, lorsque une marque ou un industriel veut par exemple faire la comparaison de collections entre elles ». Mais cela s’applique aussi au niveau de la programmation de la production des machines-outils : « de plus en plus de machines de coupe ont des systèmes d’IA intégrée qui reconfigurent les schémas de coupe dans un but d’économie de matériaux ».

L’IA est également et d’ores et déjà un formidable outil pour les sociétés dans le domaine du pricing et de la prédiction – notamment de la demande. Cela permet d’abord, en analysant un nombre infini de données, d’affiner la définition de sa politique de prix par rapport à ses concurrents. Au moment d’un lancement de produit, « l’intégration de l’IA permet d’appréhender plus finement ses clients : non plus seulement en fonction de l’âge, de la CSP, du sexe (par exemple une femme marseillaise cadre), mais en tentant d’identifier des « clusters » (groupes de clients hétérogènes mais au comportement similaire). On nourrit ainsi la machine avec un mix de données sur la personne, mais également sur des facteurs externes comme la météo. Cela permet de mieux prédire la demande et du même coup d’ajuster l’offre ».

Ces deux usages sont considérés comme assez répandus aujourd’hui dans l’industrie, que ce soit dans l’univers du textile ou dans celui de la beauté, avec des ajustements de prix au centime près. Du fait des moyens nécessaires pour maîtriser ces technologies, les PME et ETI sont en train de s’y former, à leur rythme. La question pour elles étant davantage de doser les coûts, de manière à utiliser l’IA sans avoir une bande passante gigantesque et sans forcément recruter des équipes dédiées.

Aurece Vettier designs
©aurèce vettier, la main (index), néon LED à partir de formes générées par IA, peinture glycero, boîte en bois, 60 cm x 80 cm, AV-2024-U-525

De nouveaux métiers

L’IA entraîne des modifications dans les organigrammes internes. De même que Paul Mouginot a un parcours hybride à la croisée de la technologie et de la création, de même dans les entreprises de mode, des « data scientists » sont intégrés aux équipes et agissent en transverse. « Les ingénieurs ne devraient idéalement pas travailler en silos mais plutôt collaborer avec les autres chefs de départements », explique Paul Mouginot. Pour gagner en fluidité au sein des structures de nouveaux métiers apparaissent, lesquels conjuguent une vraie compréhension du business et des enjeux technologiques. Les « traducteurs » font par exemple le lien entre ingénieurs data scientists et les chefs de produits et les « architectes » sont comme des traits d’union entre ceux qui installent les composants informatiques physiques et les data scientists, qui vont ajuster les équipements en fonction des coûts.   

L’IA générative: un outil d’inspiration encore peu utilisé par les marques

Sur le plan de la création, l’IA générative est surtout utilisée par les studios comme outil d’inspiration, en faisant émerger des propositions nées de la digestion d’un grand nombre de datas.

Artificial intelligence and creation aurece vettier
©aurèce vettier, le cabinet botaniste, sculpture en bois de cèdre et pieds en bronze patiné noir, formes générés par IA, 180 cm x 40 cm x 40 cm, AV-2021-U-275, en collaboration avec Gilles & Boissier

« En nourrissant la machine avec un grand nombre de données inspirationnelles, piochées un peu partout, comme une sorte de moodboard, on crée ainsi une quintessence de données en soutien de la création. Mais on peut aussi personnaliser l’outil en entrant uniquement par exemple les archives de la Maison. La plupart des entreprises comme on le disait appliquent l’IA dans leurs architecture business mais se montrent plus méfiantes avec les IA génératives, notamment quand le modèle mobilise un prisme de données très large, car il peut y avoir des problèmes de droits d’auteur et copyright ».

Paul Mouginot

Multimodalité et frugalité: le terrain prospectif de demain

Si l’on se place sur un plan prospectif, l’enjeu va être de plus en plus de personnaliser ses modèles d’IA avec les données de son entreprise sans que cela ne soit trop cher. C’est du prospectif car aujourd’hui, nous apprend Paul Mouginot, cela coûte des millions par an d’avoir son LLM (Large Language Model) privé. Mais l’idée est de parvenir à cette frugalité, entrer un nombre moins important de données mais à partir de ce corpus plus ciblé, mieux répondre à la demande initiale.

En matière d’IA générative, amenée à se développer dans le futur, les outils vont se développer de manière à  diversifier le champ de données au-delà des mots énoncés à la machine – également appelés « prompts », en intégrant davantage des images, des sons, croquis, photos, ce qui correspondra davantage aux univers créatifs dans lesquels ce type d’IA est amenée à être utilisée. C’est ce que l’on appelle la multimodalité, mais à l’heure actuelle, elle est encore très peu développée et coûte donc très cher. À terme, l’idée serait que chaque entreprise, chaque individu, puisse trouver l’usage de son propre outil.

IA dans les dispositifs business aurece vettier
©aurèce vettier, second tree prosthesis (forms derived from hemp), sculpture en bronze, formes générées par IA , 108 cm x 50 cm x 40 cm, AV-2022-U-257, pièce unique, installation dans la forêt du Château du Feÿ, Bourgogne

À toutes les étapes, depuis l’amont de la production jusqu’à l’aval, au moment de la détermination des prix, l’IA peut être une formidable alliée en termes de stratégie. Sur le plan de la compétitivité et des résultats, elle permet de gagner en compétitivité au moment de l’établissement des plans de collection. Mais elle est aussi un outil au service de la transformation des acteurs de la filière vers plus de durabilité: à la fois comme outil d’expérimentation de nouveaux matériaux et en affinant la traçabilité des systèmes au coeur des chaînes de valeur. Cette aventure des affinités technologiques de la mode réserve donc encore de multiples rebondissements.


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