« La mode sait réagir, et se transformer » Lucien Pagès Le - Première Vision Paris
Il est, depuis 2006, à la tête de l’agence qui porte son nom. Lucien Pagès représente aujourd’hui Jacquemus, JW Anderson, Lemaire, Paco Rabanne, travaille au coté d’Anthony Vaccarello chez Saint Laurent et Jonathan Anderson chez Loewe… Autant de maisons choisies pour porter une vision de mode qui incarne l’époque ; suffisamment radicale pour faire rêver, assez réaliste pour être portée. Très engagé aux côtés de ses clients, Lucien Pages se situe au cœur même des problématiques des maisons, œuvrant sur l’image et la création autant que sur la relation au consommateur. Ce regard fait de lui l’interlocuteur privilégié pour inaugurer le grand cycle de réflexion autour de l’avenir de la mode que lance aujourd’hui Première Vision. Trois mois d’interviews au fil de nos newsletters et de Digital Talks pour offrir un panorama à 360 degrés. Le meilleur des analyses et des stratégies pour penser -et construire- les demains de la mode.
©Ezra Petronio
Le virus a fait voler en éclat le monde de la mode et son organisation -semaine des défilés, présentation aux acheteurs … Quel regard portez-vous sur cette situation ?
Pour cet univers, le contexte est particulièrement inédit. La mode aime tout contrôler et là, aucune planification n’était possible. Elle a l’habitude d’anticiper et elle n’a rien vu venir. Pour la première fois, elle doit s’adapter et se retrouve assez désemparée devant les questions vitales qui se posent à elle. Après avoir déserté les magasins, les clients vont-ils revenir ? Auront-ils envie d’acheter ? Comment faire face à d’importantes pertes de chiffre d’affaires, après des années de croissance à deux chiffres ? Même si ces interrogations restent en suspens, le secteur commence à mettre en place des solutions concrètes. Il n’y aura pas, en juin-juillet, de fashion week homme ni de défilés couture, mais des plateformes digitales. La fédération vient d’élaborer un nouveau calendrier, mêlant présentations et défilés, et beaucoup de maisons y participent avec une prise de parole virtuelle à chaque heure de la journée. Une façon de donner un message optimiste avec une nouvelle expression créative et un message fort. La mode sait réagir, et se transformer.
Tout cela intervient à un moment où elle était déjà dans une remise en question.
La mode était dans une réflexion autour du « trop ». Trop de vêtements, de fashion weeks, d’événements, de capsules, de collections… Cette industrie est très profitable et elle a eu tendance à pousser le bouchon le plus loin possible, répondant davantage à une dynamique commerciale qu’à une nécessité de créer plus. Le secteur avait le sentiment d’une fuite en avant, sans possibilité de réfléchir et d’anticiper. En quittant Dior en 2015, Raf Simons dénonçait déjà cela.
Les créateurs, justement, sont dans une vraie volonté de ralentir.
On demande beaucoup aux créateurs. D’être créatif et commercial, de raconter la même histoire et de se renouveler. Une jeune génération n’a plus envie de jouer ce jeu et pose les bases du changement. Jacquemus et Christophe Lemaire, et Sarah-Linh Tran pour Lemaire par exemple, avaient pour habitude de montrer leurs pré-collections seulement à leurs acheteurs et d’en faire la matrice de leurs défilés. Quand Jacquemus a lancé ses collections homme, il a décidé de présenter homme et femme en juin et janvier, ce qui lui a enlevé une étape. Les créateurs veulent créer et plus seulement délivrer. Mais attention, cet univers est très diversifié et chacun doit élaborer sa réponse ; sa façon singulière de produire et créer.
Cela entraînera une autre façon de penser la mode ? Moins de saisonnalité ?
Des vêtements de plein été en boutique dès février, des manteaux dès juillet, tout cela est très étrange. Les créateurs souhaitent se rapprocher des saisons, ils les veulent moins absurdes. Par ailleurs, les soldes arrivent trop tôt et c’est un sujet essentiel. Les magasins obligent rapidement les marques à proposer des démarques, ce qui les fragilise et participe plus globalement à dévaluer la valeur du vêtement, et de la création.
Tout cela va faire évoluer l’organisation des défilés. Y en aura-t-il toujours ? Moins souvent ?
On a essayé de modifier les choses à plusieurs reprises mais cela n’a pas fonctionné ; le système a des imperfections mais on n’a pas trouvé mieux, même s’il faut sans doute réduire le nombre de shows. Saint Laurent ou Gucci ont annoncé qu’ils sortaient du calendrier pour suivre leur propre rythme. C’est formidable mais seules les grandes maisons ont la puissance pour le faire car elles peuvent imposer leur propre tempo à leurs fournisseurs et à leurs audiences. Vont-elles faire école ? Ce n’est pas sûr. Montrer des collections coûte cher et il est pertinent de se regrouper.
Que pensez-vous des défilés et des showrooms virtuels ? Sont-ils une voie d’avenir ?
Le numérique est une solution de remplacement et de nombreuses expériences très intéressantes voient le jour mais je pense que l’expression royale, le sel de la mode, reste le défilé. Un show concentre toutes les inspirations d’une collection, déclinées ensuite en campagne, en vitrine, en événement. Le défilé donne au vêtement toute sa dimension : sa vérité, la qualité de sa matière, son mouvement. La mode est un art appliqué ; elle est bien réelle et doit être vue de façon réelle.
Une autre réflexion tient au temps entre la présentation des collections et leur mise en boutique, jugé trop long et laissant la part belle à la fast fashion. Comment modifier ce tempo ?
Le débat n’est pas récent et certaines maisons ne montrent pas leurs pré-collections sur leurs sites, pour ne pas être copiées. Mais j’ai le sentiment que la question n’est plus centrale car l’heure est aujourd’hui à un recentrage autour de la qualité, de la durabilité. Si la fast-fashion peut copier une coupe, elle ne fait pas illusion sur l’excellence d’une soie, d’un cashmere. Beaucoup ont essayé le fameux « see now, buy now » mais ils en sont revenus. Il est peut-être temps d’accepter le temps long de la création, réapprendre la patience, entretenir le désir. Cela met en avant le savoir-faire, la qualité du vêtement. C’est la force du luxe et la faiblesse de la fast-fashion.
Ces changements passeraient aussi par une réorganisation des circuits de production. Difficile pour une maison ?
Très compliqué ! Le changement ne peut se faire que sur le moyen terme, au moins une année. Pour être prête en janvier au lieu de février, une maison doit changer sa politique d’achat de tissus, convenir d’un nouveau calendrier avec ses fournisseurs, faire évoluer sa communication… Cette complexité est un frein au changement, même s’il reste possible.
Toutes ces mutations concernent au premier chef les consommateurs. Que sait-on vraiment de leurs désirs ?
Je pense que leurs attentes se situent à un double niveau. D’un côté, ils ont de vraies aspirations pour une mode plus durable et plus responsable. De l’autre, ils sont pragmatiques et la mode est affaire de désir. Ce qu’ils souhaitent en ce moment ? Trouver en boutique le maillot de bain qui va leur plaire vraiment. Le bon vêtement, à la bonne saison.