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Dossier spécial « La révolution des comportements » 1/3 : Serge Carreira

Les envies des consommateurs connaissent aujourd’hui des mutations profondes et inédites auxquelles les marques de mode doivent impérativement répondre pour rester désirables. Le point sur ces bouleversements avec Serge Carreira, responsable des marques émergentes à la Fédération de la Haute Couture et maître de conférences à Sciences-Po Paris.

Les désirs des consommateurs connaissent un profond changement, encore accéléré par la récente période. Comment le définiriez-vous ? Et comment se manifeste-t-il ?

Il y a, plus que jamais, une exigence d’intégrité de la part des consommateurs. C’est une demande de transparence, de cohérence et de responsabilité. Cette exigence vient s’ajouter à un appétit toujours vif pour la nouveauté. La mode doit faire rimer avec justesse, authenticité et créativité. D’ores et déjà, on constate que les consommateurs sont de plus en plus sélectifs, se détournant des marques et des enseignes dont ils perçoivent qu’elles ne sont plus en phase avec ces nouvelles attentes.

Le virus a-t-il seulement accéléré les choses ou a-t-il également été un révélateur ?

En fait, l’accélération est la conséquence de cette prise de conscience. Ce moment de pause forcée aura conduit chacun à reconsidérer tout ce qui nous entoure. Il y a une recherche de sens, un besoin d’utilité des choses.  

L’éco-responsabilité semble désormais un paramètre essentiel, incontournable. Que transforme-t-il dans la chaine de production et comment les maisons doivent elles se transformer pour s’adapter ?

La responsabilité environnementale s’impose progressivement comme l’un des critères déterminants dans les arbitrages des consommateurs. Cela se renforce et s’installe durablement. Et celle-ci ne se limite pas simplement à la nature du textile, c’est l’ensemble de la chaîne qui doit s’adapter, de l’agriculture pour les matières naturelles aux innovations technologiques pour le recyclage des matériaux jusqu’à la consommation d’énergie dans les boutiques. Pour la plupart des maisons, il s’agit d’adopter une stratégie globale. Et ce n’est pas qu’une question d’image. Si cela peut sembler être un investissement, c’est, aussi, une façon de rationnaliser des systèmes et de générer des économies à long terme. Les maisons tiennent là la clé de leur développement ; en fait, leurs propres intérêts rencontrent ceux des consommateurs.

L’upcycling est également une valeur montante. Comment les marques peuvent-elles s’adapter, et riposter ?

Il n’y a pas d’opposition. La question de récupération des invendus et des déchets est cruciale. Outre les contraintes réglementaires, la destruction pure et simple, qui était une façon pour certaines maisons d’éliminer ses surplus, n’est plus acceptable comme certains scandales récents l’ont prouvé. L’upcycling est un processus de création et de production responsable mais ce n’est pas le seul. Il connaît incontestablement du succès et des créateurs, Marine Serre par exemple, en ont fait une de leur signature. Des maisons l’adoptent aussi pour expérimenter de nouvelles façons de créer, à l’instar de Weston avec son projet de réparation d’anciens modèles. Certaines marques privilégient, en revanche, d’autres modes de développement responsable : tissus innovants, fibres naturelles…    

Par ailleurs, on assiste à un mouvement grandissant, la volonté d’une consommation plus sobre. Comment l’univers de la mode doit il s’adapter ? En produisant moins ? Mais mieux ?

L’une des difficultés est que le mot « mode » regroupe à la fois les marques de création et la fast fashion, alors que ces deux modèles sont diamétralement opposés. La fast fashion repose sur les volumes et sur des prix bas -quelque en soit parfois le coût social et environnemental- et sur l’accélération des cycles. Les marques de création, quant à elles, produisent, pour la plupart localement, des petits volumes comparés aux ceux des géants de la fast fashion, avec des temps de développement et de création longs. Il faut définitivement réduire la production globale, et donc largement celle de la fast fashion.

Beaucoup de maisons s’engagent dans ces transformations mais n’y-a-t-il pas un déficit de communication ? Le consommateur sait-il aujourd’hui ce qu’il achète vraiment et vers quelles maisons se tourner pour être en phase avec ses convictions ?

Comme pour le monde de l’alimentaire, il y a un impératif de transparence. Les marques vont devoir s’aligner sur ces exigences. Pour elles, l’enjeu est de trouver le ton juste afin de partager les informations sur la traçabilité des produits tout en gardant une part de rêve.    

Par ailleurs, il reste tout de même des fashion addicts. Leur nombre va-t-il se réduire inexorablement ? Le changement de comportement est aussi affaire de pédagogie, à qui revient cette tâche selon vous ?

Il demeure une appétence forte pour la mode, surtout dans la jeune génération. Ce n’est pas une question de décroissance mais plutôt l’émergence d’une consommation de masse plus sélective, plus engagée et plus réfléchie. Les nouvelles façons de « faire la mode » orienteront les comportements.

La mode séduit aussi parce qu’elle synonyme d’avant-garde. N’est-ce pas étrange de la voir aujourd’hui débordée par cds évolutions qu’elle n’a pas forcément anticipées ?

Les transformations actuelles sont sans précédent. Du digital aux nouvelles attentes des consommateurs, beaucoup de phénomènes en gestation s’accélèrent. Certains acteurs peuvent se retrouver dépassés. Les faillites de plusieurs distributeurs américains, bien avant la crise, montrent que cela était déjà en cours. Certains créateurs, notamment, sont déjà en pointe sur tous les défis d’aujourd’hui.  

De nombreux créateurs partagent en tous cas cette volonté d’un changement, notamment au niveau des rythmes des collections…

Cette question ne se pose pas de la même façon selon que la maison dispose de son propre réseau de distribution ou pas. Outre le besoin d’une plus grande rationalisation de la supply chain, avec des temps de développement approfondis au service de la création, l’un des problèmes majeurs est celui de la durée de vie des collections dans les magasins. L’anticipation constante des soldes depuis une dizaine d’années, notamment aux Etats-Unis et dans le commerce électronique, a réduit considérablement la durée de vente à prix fort. Cela générait un besoin sans cesse croissant de nouveautés pour remplacer ce qui était bradé quelques semaines après la livraison. L’idée de produits qui peuvent rester non démarqués pendant plusieurs mois commence, néanmoins, à être imposée par de plus en plus de maisons de création.   

Mais les soldes restent un moment très attendu !

Ce sont les distributeurs qui ont créé cette dépendance -presque addictive- des clients à la démarque, avec le besoin incessant de faire de la place pour les nouveaux arrivages. Il faut réhabiliter la valeur du produit, son prix « juste ». Il faut le revaloriser. Le succès des éditions limitées et des produits forts montre que les consommateurs sont prêts à mettre le prix lorsque la valeur perçue est élevée.

Je pense par ailleurs à la question de la diversité qui agite beaucoup la société aujourd’hui, question largement éludée durant des années. La mode n’est-elle pas passée là à côté d’un mouvement majeur ?

Depuis quelques années déjà, le secteur a entamé une transformation sur les questions de respect et de diversité. Certes, il reste beaucoup à faire, qu’il s’agisse de parité, d’égalité ou de visibilité de la diversité. C’est d’abord une question de mentalités à changer. De ce point de vue, les jeunes générations sont aux avant-postes. Elles sont engagées sur les questions de genre, d’acceptation des orientations sexuelles et de respect de la diversité. Au-delà des discours bienveillants, les consommateurs attendent des actes de la part des marques mais aussi des médias et des publicitaires.    

La mode a-t-elle vécu par le passé de tels bouleversements ? La croyez-vous capable de s’adapter ?

Si un parallèle historique pouvait être fait, on pourrait comparer la période actuelle avec les années 1920. Tout était à reconstruire sur les ruines de la première guerre mondiale. Cela a été une époque d’innovations, d’expérimentations et de créations qui accompagnaient et amplifiaient l’évolution des mœurs et des comportements d’alors. Le modernisme, c’était un changement radical par rapport au monde hérité du XIXe siècle.

Ces évolutions indispensables vous semblent-elles compatibles avec ce que nous aimons tous dans la mode, à savoir la créativité. Est-ce un moteur ou au contraire un frein ? La mode peut-elle encore faire rêver ?

Je dirais encore plus. Si la mode est un rêve, c’est parce qu’à travers la création, elle est capable de refléter son époque. Nous assistons, bien évidemment, à des ruptures par rapport à certains schémas préétablis mais cela doit, au contraire, être un moteur pour stimuler l’imagination des créateurs. Seuls ceux qui feront preuve d’agilité en intégrant les défis de notre temps pourront continuer à être désirés.

Quels sont, selon vous, les demains de la mode ?

On ne peut ignorer que les temps à venir à court terme vont être d’une difficulté extrême. Néanmoins, j’ai la conviction que ce qui se passe est une occasion exceptionnelle pour que les maisons qui portent, de façon authentique, des valeurs fortes comme la création trouvent de nouvelles opportunités.

Dossier spécial : La révolution des comportements, la suite

2/3 : Découvrez le témoignage de Géraldine Dormoy, journaliste ici

3/3 : Découvrez le témoignage de Katell Pouliquen, Directrice des rédactions de Marie Claire  ici

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