Mode et intelligence artificielle : matériaux à la pointe de l’innovation Le - Première Vision Paris - Denim Première Vision - Première Vision New York
Les matières, textiles et cuirs, sont au cœur de la mode. Ils en définissent l’essence même: le volume d’un vêtement, son aspect, sont confort et son porté sont intrinsèquement liés à la matière, dont la structure, la texture, la couleur, le toucher et le comportement incarnent sa désirabilité.
Les textiles comptent parmi les matériaux les plus complexes. Les multiples caractéristiques des fibres, ainsi que toutes les étapes de préparation, l’assemblage des fils, les combinaisons structurelles, les traitements, les finitions et les techniques d’impression, créent une infinité de possibilités. Chaque combinaison confère à un tissu son identité unique, et la capacité à créer le mélange parfait de caractéristiques est ancrée dans l’expertise profonde et le savoir-faire ancestral des designers textiles, des tisserands, des tricoteurs et des fabricants.
Pourtant, cette complexité a des conséquences environnementales non négligeables. Les mélanges de fibres et certaines structures entravent la recyclabilité, tandis que la production textile (y compris la teinture et le finissage) représente plus de 50 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) du secteur de l’habillement. Si les différentes étapes d’extraction des matières premières ou de production sont inégales en termes d’épuisement des ressources (utilisation de la terre, de l’eau et de l’énergie) et d’émissions de GES, les processus de tissage, de teinture et d’ennoblissement ont un impact particulièrement important, souvent aggravé par un traitement insuffisant des produits chimiques toxiques et des rejets d’eaux usées.
En réponse à la pression législative croissante, telle que la directive européenne sur le devoir de vigilance, la REP en France en matière de durabilité des entreprises (CSDDD) ou le Responsible Textile Recovery Act américain, les marques sont désormais obligées de s’intéresser plus en profondeur à leurs chaînes de production. Les designers doivent creuser et se replonger dans la matière, leur composition et les méthodes de production, le tout en naviguant dans les questions relatives à l’approvisionnement, au prix et à la qualité.
L’IA apparaît comme un outil essentiel pour relever ces défis, offrant des avancées en matière d’efficacité des ressources, de réduction des déchets et de chimie propre, mais aussi d’innovation quant aux matières et aux techniques de recyclage. Voyons comment l’IA transforme le développement des matériaux dans ces domaines clés.
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Efficacité des ressources : optimiser l’utilisation des matières grâce à des systèmes intelligents
La développement durable, tel que défini par le rapport Brundtland (1987), est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité de générations futures de répondre aux leurs ». Les technologies de l’IA s’alignent sur ce principe, offrant des moyens de réduire la consommation de ressources et les déchets tout en maximisant la durabilité et la qualité des matériaux, ce qui est essentiel pour atteindre l’ODD 12 (Consommation et production responsables), l’un des dix-sept objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies.
Tout d’abord, en termes d’utilisation d’énergie, d’eau et de chimie, mais aussi en termes de matières premières naturelles, notamment grâce à l’agriculture de précision. L’utilisation de données provenant de capteurs, d’images satellites et de prévisions météorologiques permet d’optimiser l’utilisation de l’eau, l’application d’engrais et la lutte contre les parasites.
En outre, les modèles de prévision des rendements pilotés par l’IA analysent à la fois des données historiques et des données en temps réel, afin de prévoir la production des cultures. On peut ainsi mieux planifier les ressources et éviter la surproduction. En tirant parti des API, ces systèmes intègrent diverses sources de données, ce qui permet de prendre des décisions en temps réel qui réduisent les déchets et les impacts environnementaux dans la production de matières premières. Ces technologies sont déjà utilisées en Espagne par les fournisseurs de coton régénératif dépendant d’EUCOTTON, afin de réduire la consommation d’eau et améliorer l’efficacité de la production.
« L’exploitation des technologies numériques pour suivre, analyser et optimiser l’utilisation des matières premières durables d’origine biologique, telles que leur disponibilité locale ou saisonnière, permet l’émergence de marchés concurrentiels et d’une tarification dynamique de ces ressources. »
Textiles of the Future, partenariat ETP dans le cadre d’Horizon Europe
Réduction des déchets : exploiter les données pour minimiser le gaspillage
L’IA peut optimiser l’utilisation des matières premières dès le stade de l’extraction grâce au mélange de précision, qui consiste à analyser les caractéristiques des différentes fibres pour proposer des mélanges optimaux et améliorer la qualité du fil, tout en réduisant les déchets liés aux matières rejetées. Un autre axe est l’allocation des matières premières : les modèles d’IA prédisent la quantité de fibres brutes nécessaire pour atteindre les objectifs de production, aidant ainsi les fabricants à éviter les commandes excessives et le gaspillage de matières.
Des entreprises comme Smartex et Oshima utilisent l’IA pour identifier les défauts des tissus, réduisant ainsi le gaspillage en arrêtant la production lorsque des problèmes sont détectés. AQC, partenaire de Lectra, propose un contrôle qualité automatisé, basé sur le Cloud, qui analyse les rouleaux de tissu à grande vitesse, garantissant ainsi une perte minimale de matière.
Cette optimisation en temps réel s’étend au-delà de la production de fils, au filage, au tissage et au tricotage. L’IA ajuste ces processus en fonction des conditions en temps réel, garantissant une qualité uniforme et réduisant le gaspillage de matériaux. Elle peut également optimiser les processus, en ajustant les vitesses et les tensions en fonction des conditions en temps réel, afin de garantir une qualité uniforme et de réduire le gaspillage d’énergie et de matériaux.
Nous examinerons plus en détail la gestion des déchets dans la production de vêtements elle-même dans le prochain article consacré à la fabrication.
Circularité augmentée: des techniques de recyclage alimentées par l’intelligence artificielle
L’IA joue également un rôle dans la réduction des déchets post-production, en relevant le grand défi de la surproduction et en aidant l’industrie de la mode à évoluer vers une économie circulaire, où les textiles peuvent être réutilisés au lieu de finir dans des décharges.
De la robotisation du tri à l’identification des matériaux et à la séparation des mélanges, l’IA permet le recyclage et la réutilisation potentielle des fibres, avec une rapidité et une efficacité accrues. Les capteurs et les caméras NIR (qui trient les textiles selon leur couleur ou leur composition) sont l’un des outils clés utilisés par Newretex, par exemple, avec des robots qui trient les déchets textiles sur la base de la composition des matériaux et de l’identification des couleurs.
La composition peut ensuite être analysée par la spectroscopie NIR, une technologie optique rapide et non destructive, qui analyse la structure moléculaire des matériaux. Toutefois, des difficultés subsistent, notamment en ce qui concerne les tissus multicouches ou les textiles enduits et imprimés, car les capteurs NIR actuels ne détectent que la couche la plus externe, ou les mailles amples et lâches, qui peuvent également être classées de manière incorrecte, car le capteur a du mal à les reconnaître.
S’attaquant au problème des matières en mélange de fibres, Epoch Biodesign permet de recycler à l’infini les tissus à base de polyamide en nouveaux éléments chimiques qui peuvent être utilisés pour fabriquer de nouveaux matériaux en polyamide. L’équipe d’Epoch Biodesign s’appuie sur la biologie pour concevoir de nouvelles enzymes capables de transformer les déchets complexes de polyamide (nylon) pré- et post-consumer, sans autre option de recyclage viable, qu’il s’agisse de vêtements de sport mélangés à de l’élastanne ou d’imperméables laminés multicouches haute performance.
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Recherche et développement de nouveaux matériaux : se libérer des ressources fossiles
Face à l’imprévisibilité du climat, aux tensions géopolitiques et à l’incertitude mondiale, la diversification des fibres devient essentielle, non seulement pour atténuer les risques, mais surtout pour préserver les ressources naturelles. Cela donne le temps à la nature de se régénérer en mettant un terme à la déforestation (règlement sur la déforestation de l‘EUDR ) et aux monocultures intensives, qui entraînent une perte de biodiversité et, chaque année font avancer le jour du « dépassement de la Terre », date à laquelle la demande de l’homme sur la nature dépasse la biocapacité de la Terre.
Parallèlement aux pratiques agricoles certifiées biologiques et régénératives, à l’approvisionnement éco-responsable en matériaux d’origine végétale et aux technologies de recyclage, l’IA accélère le développement de la chimie verte, des biomatériaux de nouvelle génération et des biosynthétiques, offrant ainsi des alternatives aux fibres et produits conventionnels d’origine fossile.
Historiquement, l’innovation dans le domaine des fibres textiles s’étendait sur de longues périodes d’expérimentation. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle permet de réduire ce temps en analysant rapidement des milliers de combinaisons de matériaux et de conditions de culture, en fusionnant la biofabrication, l’ingénierie avancée des protéines et la biologie moléculaire.
Parmi les derniers innovateurs, on peut citer Solena, avec sa conception de protéines basée sur l’IA pour de nouvelles fibres, ou Nanoloom, qui utilise des algorithmes pour sélectionner intelligemment les fibres à combiner, pour trouver le ratio parfait et connaître les caractéristiques exactes du tissu final. Les systèmes d’IA de Nanoloom manipulent les nanomatériaux de graphène et leurs propriétés uniques, afin d’améliorer la résistance, la conductivité et la récupération des fibres.
La société finlandaise Spinnova, connue pour ses fibres textiles fabriquées à partir de pulpe de bois et d’autres déchets raffinés mécaniquement et transformés en suspension de fibres prêtes à être filées sans chimie nocive ni processus de dissolution, utilise elle aussi l’IA pour optimiser divers aspects de ses opérations, notamment le développement de matériaux et l’efficacité de la production.
Les biotechnologies basées sur l’IA pour le développement de la chimie des couleurs sont également en plein essor : nous y reviendrons en détail dans un prochain article !
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Simulation 3D : numérisation des matériaux par l’IA
Enfin, l’un des principaux outils permettant d’éviter la surproduction et de libérer la créativité en matière de conception est la visualisation 3D des tissus. Des entreprises comme Vizoo (scanner 3D et logiciel de visualisation 3D photoréaliste), VSK Technology (dont la machine à tricoter virtuelle NAO peut réaliser 100 constructions de tissus différentes par seconde et les affiche à l’écran en temps réel) et Hohenstein Fitting Lab (qui présente la numérisation de matériaux pouvant être directement intégrés dans des outils de simulation 3D, tels que CLO 3D, Browzwear et Vidya) sont à l’avant-garde de la simulation numérique.
L’expertise en matière de simulation des matériaux est également étroitement liée à la gestion des couleurs, et bien que les deux restent des défis de taille face à la réalité du monde physique, des plateformes telles que DMix, mise au point par ColorDigital GmbH, s’efforcent d’améliorer la précision par des cartographies numérique des textures, afin de capturer les détails et les nuances les plus subtils d’un large éventail de matériaux.
Pourtant, la magie d’une matière – physique, tangible, sensorielle – réside dans la surprise du toucher : un poids, une douceur ou une âpreté qui ne sont absolument pas ce dont le tissu a l’air. Ainsi, « L’habit ne fait pas le moine » : l’aspect visuel ne parle pas (toujours) vrai.
Alors que ces solutions basées sur l’IA soient porteuses d’espoir, la production mondiale de textile ne va pas cesser de croître. Elle a presque doublé au cours des deux dernières décennies et, fait encore plus alarmant, les matières synthétiques, en particulier le polyester, constituent maintenant 67 %, et le polyester 57 % de la production globale. C’est pourquoi « selon les projections de croissance du scénario business-as-usual (auquel nous revenons), les émissions de GES du secteur de l’habillement passeront à 1,588 Gt d’ici 2030, bien loin de la réduction absolue de 45 % nécessaire dans tous les secteurs pour limiter le réchauffement à l’objectif de l’Accord de Paris. »*
En fin de compte, l’IA doit être utilisée de manière stratégique pour répondre à des besoins réels et encourager une prise de décision réfléchie. Si l’IA peut optimiser les processus et générer des informations fondées sur des données, sa rapidité doit être au service de bonnes intentions, permettant aux humains de ralentir, de clarifier leur vision et de laisser la place à la véritable innovation – la nouveauté, l’inédit, l’imprévisible, qui incarnent la beauté de la créativité humaine.
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*https://www.wri.org/technical-perspectives/roadmap-net-zero-emissions-apparel-sector