Mode et intelligence artificielle : des technologies au service d’une confection plus responsable Le - Première Vision Paris - Denim Première Vision - Première Vision New York
Bien qu’il existe de nombreux outils d’intelligence artificielle qui aident à accorder la production à la demande et à renforcer les perspectives créatives des designers, comme Livetrend, Heuritech ou Refabric, et donc d’éviter la surproduction et les invendus, la fabrication des vêtements elle-même reste un domaine où l’IA et l’automatisation ont encore beaucoup de défis à relever.
La confection est un processus énergivore, en particulier dans les usines sans solutions avancées d’économie d’énergie : la couture et de nombreuses étapes intermédiaires ou finales (pliage, repassage, emballage) restent majoritairement manuelles et dépendent de réseaux énergétiques souvent anciens, non électrifiés, ou alimentés par le charbon et le gaz. Selon certaines études, ces étapes d’assemblage peuvent représenter jusqu’à 20 % des émissions totales de l’industrie de la mode.1
Pendant ces étapes de confection, même les fabricants le plus expérimentés se confrontent régulièrement à des erreurs de production, et forcément à des chutes de tissus.
En moyenne, 10 à 15 % du tissu peut finir en déchets lors de l’assemblage du vêtement2 face aux exigences de qualité et de conformité.
S’ajoute à cela l’emballage, souvent en plastique à usage unique, et le transport – la confection étant souvent délocalisée dans des régions où la main-d’œuvre est moins chère – ce qui ajoute un poids significatif à l’empreinte carbone d’un produit et à la quantité de déchets générés.3
Face à ces défis, l’intelligence artificielle peut apporter des solutions concrètes pour optimiser chaque étape de production, du sourcing (comme FabricDNA) à la fin de vie du vêtement, tout en facilitant la communication entre les acteurs et en collectant des données essentielles pour la traçabilité et les reportings extra-financiers. Grâce à l’apprentissage automatique, à l’analyse prédictive et à l’automatisation, l’IA permet une gestion plus efficace des ressources, réduit les déchets et les émissions, et améliore la qualité des produits ainsi que les délais de mise sur le marché. De l’exploration des options créatives générées par prompts à la visualisation de prototypes en 3D, des solutions de mesures corporelles aux patronages optimisés, voyons comment l’intelligence artificielle contribue à optimiser l’ensemble de la chaîne de fabrication des vêtements.
Optimiser le patronage pour la plus grande précision et gain de matière possible, une gradation réaliste et une estimation juste des matières
L’IA a fait des percées significatives dans la création de prototypes virtuels, en générant des vêtements en 3D et en mouvement, au plus proches de la réalité, soit à partir de prompts, soit à partir de patrons, et même, en émergence, à partir de dessins, comme le propose Newarc.ai. Les plateformes de visualisation de vêtements en 3D déjà bien établies, telles que CLO3D ou Browzwear aident les créateurs à prévisualiser l’aspect, le tombé et le mouvement des vêtements sur différents types de corps et dans divers matériaux.
Mais au delà de la simulation en volume, ces logiciels permettent surtout aux designers de vérifier visuellement un patronage dans l’espace 3D pour anticiper le rendu du produit final, en partant de patrons 2D numérisés (fichiers DXF ou un format compatible). Cela réduit le besoin de multiples prototypes physiques et ouvre un champ d’exploration quasi infini, tout entraînant une réduction considérable des déchets de matières (papier, toile, tissu) et un gain de temps et d’argent significatif.
Six Atomic (dont Lectra a annoncé le partenariat en septembre 2024) va encore plus loin dans cette simplification du workflow. Directement intégrable dans VStitcher de Browzwear et CLO, cette solution réduit le temps de conception d’heures à minutes, tout en envoyant directement les patrons aux confectionneurs. Cette rapidité associée à la précision permet d’obtenir des échantillons physiques corrects dès le premier essai, constituant un avantage considérable dans le secteur concurrentiel de la confection.
Une « taille de base » d’un patron ainsi générée, souvent calculée sur des mannequins spécifiques à chaque marque et adaptées à leur clientèle cible, comme celles fournies par Alvanon, peut ensuite être graduée avec une précision optimale par des logiciels, et transmise aux équipements de découpe, tels que ceux de Lectra, l’un des principaux acteurs du secteur.
Au-delà de l’automatisation de la tâche d’imbrication (nesting en anglais) traditionnellement manuelle, l’IA impressionne par sa capacité à anticiper les placements de patrons avec une efficacité inégalée, offrant ainsi des estimations au plus proche de la réalité, avec des logiciels comme les AccuMark de Gerber Technology ou Marker Making d’Optitex. Cette précision et même la suggestion d’améliorations difficilement envisageables à l’oeil humain, aident les entreprises à éviter les écueils d’une commande excessive ou insuffisante de matériaux, un problème coûteux dans l’industrie textile. Le dernier-né de Lectra, Valia Fashion, permet une anticipation fine des métrages nécessaires tout en synchronisant les opérations via des « digital twins » : chaque machine retranscrit ses activités en temps réel dans le cloud, accessible à toute la chaîne de production. Cette réactivité inédite permet des ajustements quasi immédiats pour répondre précisément aux cahiers des charges, réduisant le gaspillage de tissu et améliorant les délais de production. Ce gain de temps et de matière contribue à réduire les coûts et, par conséquent, à renforcer les marges ou à offrir des prix plus compétitifs.
Un des défis majeurs reste la variabilité des corps humains. La start-up drômoise Euveka aborde ce problème avec sa technologie brevetée, qui permet d’adapter la coupe à la morphologie réelle des acheteurs, réduisant ainsi les invendus et l’empreinte carbone des marques, ainsi que les retours des clients. Leur robot mécatronique, réalisé dans un matériau imitant la souplesse de la peau, mesure la pression exercée par le tissu sur le corps, tout en passant d’une morphologie à une autre en moins de 90 secondes.
Le casse-tête de planification et la complexité de la manipulation de la matière textile
« Les micro-usines hautement numérisées et automatisées pour l’habillement et la mode constitueront un élément important de la production locale à la demande, qui rendra obsolète le modèle de production classique, délocalisé et à long délai d’exécution, source de gaspillage. »
Lutz Walter, Textile Innovation expert, Director for Innovation and Skills at EURATEX
La confection est historiquement une étape qui nécessite beaucoup de main-d’œuvre et qui est difficile à optimiser sans affecter la qualité. Comme l’explique Sophie Benson dans The Interline, magazine spécialisé dans la technologie pour la mode : « Les compétences subtiles et l’intuition des petites mains de la mode, couturières et fabricants en matière de manipulation des tissus, constituent le socle précieux pour l’apprentissage des techniques circulaires. »
Il est crucial de préserver ce savoir-faire et cette expertise des textiles (si riches en diversité !), particulièrement pour les modèles circulaires au service de la durabilité, comme la réparation et l’upcycling, piliers également de la durabilité émotionnelle.
Cependant, l’intelligence artificielle commence à automatiser certaines tâches, de la couture à l’emballage. Sewbo, par exemple, utilise des bras robotisés contrôlés par IA pour assembler des vêtements avec précision en les rigidifiant temporairement. Bien que naissante, cette technologie pourrait améliorer l’efficacité pour certains types de vêtements, réduisant coûts de main-d’œuvre et besoins énergétiques. Cette automatisation soulève cependant des questions sociales. Une utilisation excessive pourrait provoquer des pertes d’emplois massives dans les pays en développement, tandis que la concentration des technologies entre quelques grandes entreprises risquerait d’accentuer les inégalités économiques.
En parallèle, l’IA transforme la gestion de la chaîne logistique, permettant un suivi global en temps réel des ventes et de la demande, tout en optimisant les opérations des usines, les délais de livraison et les stocks (comme autone) en passant par l’allocation des ressources. Cette interconnexion entre tous les acteurs offre une agilité sans précédent et réduit significativement les délais de mise en marché.
Enfin, des plateformes comme Manny optimisent la gestion des commandes et la planification de production en temps réel, en fonction des compétences disponibles et des dates de livraison, permettant une flexibilité immédiate. Les « microfactories » incarnent ce modèle, dont un cas d’école sont les usines du Portugal, réputées pour leur rapidité, agilité, flexibilité et éco-responsabilité, mais aussi d’autres pays en Europe, dont Rodinia ( qui collaborent entre autres avec Isnurh), qui peuvent aider les marques de mode à réduire leurs coûts, à améliorer les délais de production et de mise sur le marché considérablement.
« Associée à des flux de travail hautement numérisés et intégrant tous les processus de fabrication tels que l’impression, la coupe, la couture, la teinture en pièce, le pliage, le repassage et l’emballage, l’émergence de micro-usines automatisées pour une production locale efficace et à la demande est à portée de main. Les domaines de l’entretien professionnel, de la réparation ou l’upcycling, ainsi que le tri et le désassemblage des vêtements usagés peuvent grandement bénéficier des ces modèles également. »
Textiles of the Future, Partnership under Horizon Europe, Strategic Research & Innovation Agenda, ETP
Passer directement du fil au vêtement fini, la promesse des innovations dans la confection
Autant que le tricotage 3D, ou wholegarment, est déjà une réalité établie, notamment avec les machines de Shima Seiki, qui tricotent directement des vêtements finis, les vêtements tissés, eux, étaient jusque là encore soumis à la coupe et à la confection.
La révolution du tissage en 3D est en marche avec Unspun et leur technologie Vega, qui ont démarré avec des pantalons directement tissés en forme, notamment pour Eckhaus Latta. Dans la même veine, la start-up WEFFAN, fondée par Graysha Audren, réinvente la conception textile en intégrant le design des vêtements directement dans le tissu grâce au jacquard, réduisant les étapes de production, les déchets et l’empreinte carbone. En tissant deux chemises avec 50 % de tissu en moins, elle diminue les déchets de coupe de moitié. WEFFAN fonctionne comme un traducteur de vêtements tissés en 3D, offrant des blocs de vêtements adaptables dans une bibliothèque de conception. Cela permet aux marques de tisser leur ADN de conception unique dans chaque pièce, faisant de leur méthode de production une véritable collaboration qui prend en compte l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, du matériau à la conception pour le désassemblage.
Dans le domaine de la basket, la marque de sport suisse On a récemment révolutionné l’assemblage complexe des chaussures avec sa technologie Lightspray, qui repose la pulvérisation par un bras robotique d’un polymère qui adhère directement sur la semelle, évitant ainsi de nombreuses étapes de découpe et d’assemblage, réduisant les déchets de fabrication et l’énergie consommée. Se créé ainsi une chaussure de running ultra-légère, sans colle ni couture.
Bien que l’intégration de l’IA dans la fabrication de vêtements ouvre des perspectives prometteuses pour la durabilité et l’amélioration de la communication tout au long de la chaîne d’approvisionnement, des limites subsistent.
En premier lieu, le coût élevé de mise en œuvre de ces solutions représente un obstacle pour les petits fabricants. Alors pourquoi les marques ne s’uniraient-elles pas pour soutenir cette transformation de l’industrie ? Maxine Bédat, directrice du New Standard Institute, souligne que « la majorité des émissions de carbone proviennent de la chaîne d’approvisionnement, partagée par les entreprises de mode. Aucune marque ne peut porter seule le coût de la décarbonation de ses fournisseurs, surtout quand ses concurrents pourraient en bénéficier. Avec l’entrée en vigueur du Fashion Act,4 toutes les grandes marques seront tenues de respecter des objectifs de réduction, les incitant ainsi à prendre leur part de responsabilité. »
Il est également important de noter que, si d’un côté l’IA est particulièrement énergivore (en énergie et en eau pour refroidir les serveurs5), de l’autre, une partie de l’industrie n’est ni électrifiée ni digitalisée. De nombreuses marques restent éloignées de la compréhension de leur chaîne d’approvisionnement et des parcours amont de leurs produits, notamment au niveau du TIER 2, et la vraie transparence est encore rare6.
Les investissements numériques devraient donc se concentrer sur la digitalisation de la chaîne pour récupérer la Data, cruciale, et améliorer la connexion et communication entre les acteurs, afin d’identifier les points critiques et d’activer les leviers d’amélioration les plus efficaces, vers une meilleure traçabilité et transparence.
« Pour que les fournisseurs restent compétitifs en termes de rapidité, de qualité, de prix et de conformité, des données objectives, vérifiables et en temps réel sont essentielles. Chez Smartex, nous appelons ce type de données « Golden Data ». Cette « donnée en or » permet de comprendre avec précision le coût total d’un produit, la capacité libre d’une usine, les mesures de qualité claires et l’impact environnemental et social. À bien des égards, il s’agit du premier domino qui doit tomber dans le parcours de modernisation d’une usine, car il s’agit d’un facteur clé d’amélioration. »
The Modern Textile Factory, Smartex X The Interline
« Les données doivent mener à une réflexion et la réflexion doit mener à une action mieux informée que celle que vous avez entreprise auparavant. »
Matthew Dwyer, Patagonia, at the Textile Exchange Conference 2024
LES AUTRES ARTICLES DE LA SÉRIE MODE ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
1 International Journal of Fashion Design, Technology and Education, « Energy and Emissions in the Apparel Production Chain »
2 Ellen MacArthur Foundation, A New Textiles Economy
3 WRAP UK, Valuing Our Clothes: The Cost of UK Fashion report (2017)
4 https://www.fastcompany.com/91211187/are-back-to-back-hurricanes-the-price-were-willing-to-pay-for-trash-fashion
5 http://arxiv.org/pdf/2304.03271
6 https://www.fashionrevolution.org/fashion-transparency-index/