GLOBAL EVENTS FOR FASHION PROFESSIONALS​

GLOBAL EVENTS FOR FASHION PROFESSIONALS​

PE 25 : Color conversation avec Jeanne Goutelle

Alchimiste des matières et des couleurs, Jeanne Goutelle redonne vie à des chutes de production, développant une vision singulière de l’upcycling. La créatrice transforme et sublime les deadstocks d’usines d’accessoires textiles dans une optique de revalorisation. Elle imagine des pièces à la croisée de l’art, de l’artisanat et du design, en entrelaçant des matériaux hétéroclites : rubans, sangles, cordes, cordons, lacets, biais, serpentines, etc., des « textiles étroits » issus de l’univers de la passementerie et de la rubannerie. Elle les tresse, les noue, les tisse et les entrelace jusqu’à élaborer des formes et des textures aux couleurs originales, créant des pièces à plat ou en volume. Ses œuvres deviennent des tableaux, des panneaux, des sculptures ou encore des paravents.  

Après un DMA (Diplôme de Métiers d’Art) en textile obtenu à l’École supérieure des arts appliqués Duperré, avec une spécialisation en tapisserie, Jeanne Goutelle a travaillé dans l’univers du design et de la décoration dans une agence de tendances et de prospective puis comme consultante indépendante. En 2017, elle décide de se rapprocher du bassin industriel textile de Saint-Etienne et de s’installer dans la région, dont elle est, par ailleurs, originaire. C’est ici qu’elle débute son projet de réemploi de matières textiles. Aujourd’hui, Jeanne Goutelle travaille sur commande pour des clients – architectes, décorateurs, marques, institutions – et crée aussi des œuvres personnelles, en tant qu’artiste.

Quel a été le déclencheur de votre projet de réemploi textile ?

Alors que je travaillais sur un projet de collection d’accessoires en maille, je me suis rendue dans une usine de tricoteurs à Roanne. J’ai vu une énorme benne remplie de cônes de fils. Le fabricant m’a expliqué que ses surplus de production s’accumulaient, et qu’il finissait par jeter la matière. Les quantités étaient telles que j’ai pris conscience qu’il existait une industrie de la seconde main des matières premières textiles. Je me suis dit que j’allais créer des choses avec ces surplus, pour les valoriser et faire oublier qu’il s’agissait de rebuts. Mon but est que l’on s’attache à l’esthétique de l’œuvre finale avant que l’on se demande d’où vient la matière.

Où et comment collectez-vos votre matière première aujourd’hui ?

Je la collecte principalement chez un industriel spécialisé dans les « textiles étroits » à Saint-Etienne mais aussi chez une dizaine d’autres fournisseurs de la région. Ils m’autorisent à venir piocher dans ce qui est mis au rebut chez ceux, comme des erreurs de production ou des surplus de matières. En effet, à ce jour, il n’existe pas encore de réglementation sur cette matière première tissée « finie » qui est souvent détruite alors les produits « finis » manufacturés sont eux enfin régulés.

Avez-vous une bibliothèque des matières et des couleurs ?

Je possède une « matériothèque » qui s’est construite au fil des ans. Mon approvisionnement est très particulier car il est très irrégulier, tout dépend de ce que je peux trouver sur place. Les stocks accessibles sont toujours aléatoires. Ensuite, j’achemine cette collecte jusqu’à mon atelier où j’inventorie la matière, puis la stocke. Ce circuit fait partie de mon processus de création, c’est une réflexion, un cheminement qui débute avant même que je commence à travailler la matière. Je collecte en fonction de mes commandes et de la gamme couleurs envisagée, mais je procède aussi de façon plus spontanée : je me laisse souvent surprendre par ce que je trouve, cela fait naître des idées.

Comment classez-vous votre matière première ?

Ma bibliothèque est classée selon la typologie des matières, leur taille puis leur couleur. Aujourd’hui, je dispose de plus de 3500 références répertoriées. Je peux disposer de 250 mètres de rubans ou parfois de plus de 6000 mètres de lacets…. Je ne récupère pas quelques centimètres ici et là, je récolte des bobines entières.

Dans quelle mesure la contrainte est-elle stimulante dans votre travail de création ?

J’ai appris à contourner les contraintes. Je travaille à partir de l’existant, d’un cahier des charges déjà établi, certes mais ensuite j’agence mes trouvailles à ma façon. Mon stock de matières n’est pas renouvelable, je ne peux pas réutiliser une référence en particulier, il faut garder cela en tête. Ensuite, la gamme couleurs m’est imposée par mes découvertes.  Je peux manquer de certaines couleurs – certaines sont plus difficiles à collecter, comme le jaune et le vert, même si globalement les gammes sont plutôt étoffées. L’accessoire textile est considéré comme une fantaisie, le choix est donc large. En revanche, je récupère de plus en plus de rebuts de coton bio et de fibres de papier – des matières éco-responsables qui étaient utilisées à la marge jusque-là. Celles-ci sont d’un coloris naturel, c’est un nouvel élément à prendre en considération. J’intègre tout cela dans mon processus créatif que je dois aussi expliquer à mes clients. Je ne peux pas réaliser une idée extrêmement précise, je suis toujours dans l’adaptation. Je suis comme une tisserande sans métier à tisser qui travaille au gré de ses découvertes.  

Qu’est-ce qui vous inspire ?

À Saint-Etienne, il y a une magnifique bibliothèque dans le musée d’Art et d’Industrie avec des manuels anciens qui détaillent des techniques de tissage élaborées, de passementerie et de rubannerie. C’est une véritable source d’inspiration pour moi. Les jeux d’armure et les structures de tissage sont infinis. Je remets ainsi au goût du jour des savoir-faire oubliés.

Quelles sont les différentes techniques artisanales que vous utilisez pour entrecroiser la matière ?

Le tissage, le tressage et le nœud. J’utilise un seul outil : le crochet pour un certain type de nœud. Je peux faire de la passementerie XXL avec de la passementerie collectée, utiliser des techniques de scoubidou, des méthodes de tissage relativement simples mais qui jouent les superpositions de couleurs et de matières. Je crée des œuvres en volume, en recouvrant de matières des objets ou structures métalliques. Les matières, les couleurs et les techniques s’entremêlent de façon joyeuse. Je reviens aussi à mon premier amour : la tapisserie du Moyen-Âge. Il faut beaucoup de patience pour ces réalisations, et je n’en manque pas ! 

Transformez-vous la matière que vous collectez ?

Non, pas en tant que telle. Je la transforme via mes associations, mes entrecroisements. Je crée des palettes de nuances à partir de plusieurs couleurs. Les teintes varient aussi selon les matières entrecroisées, leur brillance, leur texture, leur épaisseur, etc. La palette est alors immense, on peut l’agrandir en faisant des superpositions, différents dosages.  

Quel est votre rapport personnel à la couleur ? 

Mon approche de la couleur est d’abord intuitive. C’est d’ailleurs quelque chose qui m’inspire beaucoup, comme la matière et la technique, tout ce que j’ai entre les mains. Au départ, la couleur part d’une envie très spontanée mais je suis vite rattrapée par des conditions de rationalité, notamment en fonction des demandes de mes clients et de leurs univers. S’il s’agit d’une pièce unique, créée dans une démarche artistique, je suis beaucoup plus libre d’imaginer des combinaisons couleurs.

Vos goûts en matière de couleurs évoluent-ils ?

Oui, absolument. Mon travail est traditionnellement fait de camaïeux, mais je remarque que suis désormais plus radicale dans mes choix, j’opte pour des coloris plus tranchés, plus contrastés, moins ton sur ton.

Comment créez-vous vos harmonies de couleurs ?

Je ne travaille pas à partir d’un code Pantone spécifique mais à partir d’une ambiance, d’une atmosphère coloristique et ensuite, je vais puiser dans ma « matériothèque ». Pour un projet, j’ai au minimum 15 références couleurs. Je me sens plus proche de la peinture que de la sculpture, je travaille avec des strates comme un peintre applique des couches de peinture à l’huile. Je crée un fond avec une couleur qui sera soit très effacée, soit très dominante. Petit à petit, je viens ajouter des couleurs et réaliser des superpositions. Je crée ainsi des paysages, des reliefs, et la couleur se transforme en trois dimensions.

Article précédent PE 25 : Comment colorer le cuir ? Article suivant L’insaisissable clarté de l’Opalescence par Mary Sholl