Visions Épisode 1 : La couleur, médium des transitions sociétales selon Desolina Suter, Directrice créative de Première Vision Le - Première Vision Paris - Denim Première Vision - Première Vision New York
Visions est une série d’articles prospectifs, pour réfléchir au monde de demain – ses contours, ses modèles, ses enjeux. À travers le regard d’intervenants spécialisés dans des domaines variés, la série Visions entreprend une observation de nos sociétés, en multipliant les angles de vue, pour tâcher de répondre à différentes questions : Comment peut-on, aujourd’hui, commencer à entrevoir demain ? À quels grands courants ou signaux faibles être attentifs, pour percevoir et anticiper les modèles à venir, les nouvelles manières de vivre, de créer, de produire, de consommer ? En recueillant les observations, analyses et visions prospectives issues de domaines allant de la création multidisciplinaire à l’économie en passant par l’éco-responsabilité ou les nouvelles technologies, Première Vision souhaite informer, stimuler et délivrer des clefs aux acteurs de la filière mode.
Alors que jusqu’au milieu du XXe siècle, le vêtement se caractérisait d’abord par l’étoffe et la coupe, la couleur joue aujourd’hui un rôle fondamental dans l’industrie. Si elle ne plait pas, on n’achète pas. Elle est un véritable langage universel. Elle l’est d’autant plus avec le développement du numérique et de la digitalisation.
Desolina Suter, Directrice des activités mode de Première Vision insiste sur son rôle essentiel dans nos perceptions : « Avec l’essor du numérique, elle est devenue le premier médium par lequel on perçoit un vêtement, un objet. Elle s’est imposée comme le premier critère du goût avant même de juger si les proportions sont les bonnes, si l’objet est utile ». À la différence de la matière qui se touche ou de la taille qui s’ajuste, la couleur saute aux yeux. Dans l’habillement, elle véhicule des émotions, des identités, ou des tendances sociales. Elle est un moyen d’expression personnelle et collective. Mais dans la beauté et le design, elle remplit également de multiples fonctions, renvoyant à des sensations, des ambiances, et exerçant ici aussi un pouvoir de séduction.
Une accélération des mutations sociétales
Dans un monde marqué par une accélération des transitions dans tous les domaines, il est devenu difficile d’anticiper le futur, de se projeter dans les modes de vie, de création, de production, de consommation, sans prendre le temps de repérer et d’analyser les tendances émergentes et de s’arrêter sur les transformations en cours.
Il existe un lien dynamique entre ces transitions plurielles et rapides et nos perceptions de la couleur. Desolina Suter les détaille avant de s’intéresser aux innovations actuelles en matière de teintes :
« On observe d’abord une tendance à l’accélération de l’innovation avec le développement de l’IA, de la robotique, des biotechnologies, ce qui a des retombées sur la technique et la production ».
Desolina Suter, Directrice créative de Première Vision
Mais les bouleversements de la communication ont aussi des conséquences pour tous les partenaires. « Les réseaux sociaux ont introduit et systématisé de nouveaux modes d’expression, d’échange, de partage. La viralisation s’est généralisée. L’image est omniprésente, le monde nous apparaît en vidéos ». Enfin, ajoute-t-elle, l’urgence climatique et le développement d’une conscience durable ont entrainé un recentrage sur l’humain et une redéfinition des priorités au profit de la qualité de vie, du bien-être et de la recherche de sens. Dans le cadre de la montée de l’économie circulaire, la préservation des ressources devient la norme, de même que la limitation des déchets ».
« L’homme a pris conscience qu’il était inscrit dans la nature et que ses actes avaient un impact sur la planète. On parle d’hyperconnectivité pour souligner le lien entre individus, objets et données. La data permet davantage de personnalisation, mais pose des questions de cadre juridique et d’éthique ».
Desolina Suter, Directrice créative de Première Vision
Dans ce monde à deux faces (une physique et une numérique), la filière a un rôle à jouer dans le développement de nouveaux moyens de production capables d’ouvrir une alternative à de nouveaux défis.
La couleur : témoins des évolutions
L’histoire regorge d’exemples incarnant cette interconnexion entre la couleur et les changements industriels, technologiques ou sociétaux. Au XIXe siècle, au moment de la révolution industrielle, l’invention par la chimie moderne des colorants synthétiques comme la mauvéine démocratise de nouvelles teintes vives autrefois réservées à une élite. Plusieurs années plus tard, dans les années 1920-1930, la palette de l’Art déco, utilisée en architecture riche en noirs, doré et teintes métalliques, reflète l’optimisme technologique et est gage d’opulence. L’explosion de couleurs vives accompagne les mouvements de contre-culture de la révolution psychédélique des années 60. Vingt ans plus tard, les eighties populariseront les néons, les écrans numériques et le rétro éclairage mettront en valeur les teintes vives et fluorescentes.
La neutralité : un bain d’époque favorisé par la durabilité
Si on devait retenir un grand courant concernant l’évolution des couleurs depuis une trentaine d’années, on s’attarderait sur la neutralité. Elle se vérifie aussi bien dans l’automobile ou le bâtiment que dans la mode. Les couleurs s’estompent dans nos armoires comme dans nos paysages urbains.
Alors que fin XIXe siècle, 15 % des œuvres d’art et objets du quotidien étaient monochromes, ce chiffre atteint aujourd’hui 50 %.
On avance généralement deux facteurs pour expliquer cette évolution : les teintes sourdes se prêteraient davantage à une industrialisation et à un développement à grande échelle, et elles séduiraient un public plus large.
Pour Desolina Suter, la réflexion très avancée sur la durabilité, la recherche d’intemporel jouent également dans cette primeur de la neutralité : « On privilégie les couleurs neutres, comme le gris et les teintes allant de l’écru au caramel. Toute la palette des non-teints. Les couleurs fluo et synthétiques, qui nécessitent le plus souvent des colorants chimiques, reculent car elles sont dans l’esprit des consommateurs plus largement associées à la pollution. Toutefois, les avancées de la microbiologie sur les pigments, l’obtention de colorants naturels par fermentation de co-produits agricoles, permettent d’obtenir sans colorants des teintes saturées, profondes ».
Ce qui est également notable, c’est que le recyclage modifie la composition des teintes. Dans le denim ou la laine par exemple, on utilise la couleur des fibres recyclées mécaniquement, en partant ainsi de coloris existants revalorisés. Ces matières ainsi recyclées ne nécessitent aucune teinture. L’aspect de la teinte est alors légèrement chiné, moins uniforme. Le recyclage habitue notre œil à des matières moins uniformes, moins saturées, des teintes plus complexes, moins tranchées, plus ambiguës. « Cela se traduit notamment par des mauves subtiles, des roses étonnants. »
Dans cet environnement aux teintes plus reposantes pour l’esprit – comme les non-teints, noirs et blancs, observables dans les Fashion Weeks de l’AH 24-25 et du PE 25 – des pointes de couleurs vives viennent capter notre attention. Desolina nous rappelle un précédent historique : « Souvenons-nous que déjà Le Corbusier combinait des matériaux bruts (béton, verre, métal) à des touches de couleurs vives qui apportaient de la vitalité. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont friands de ces détails colorés qui permettent d’attraper l’œil et l’attention ».
Interactions entre couleur et nature
Reposant sur l’observation et l’imitation des processus et des couleurs trouvés dans la nature, le biomimétisme intéresse beaucoup les acteurs de la mode responsable. En effet, il permet de conjuguer esthétisme, innovation et durabilité dans une même dynamique. Notre conscience plus grande des enjeux climatiques nous conduit à un examen plus fin des cycles de la nature. L’experte des sujets mode utilise un exemple concret : « Chez les paons, les faisans, les oiseaux de paradis, ce sont les femelles qui choisissent les mâles. Cette « sélection sexuelle » pousse ces derniers à soigner des traits extravagants ou attractifs pour maximiser leurs chances. »
Cette dynamique peut nourrir la réflexion sur les dernières tendances de la mode masculine, qui mettent en avant l’ornementation et la séduction, autrefois apanage des femmes.
La photographie : clé de lecture des évolutions
Les domaines artistiques sont porteurs des marqueurs historiques de leur époque en même temps qu’ils innovent dans les visions et les techniques. La manière dont la photographie retranscrit les tendances nouvelles en matière de couleur est particulièrement riche d’enseignements. « Elle est le medium qui traduit le mieux pour moi le monde contemporain, elle m’aide à percevoir, à ressentir » confie Desolina Suter. L’image noue un rapport privilégié avec la lumière, laquelle élargit le champ des possibles en matière de coloration avec des techniques comme la solarisation, l’opalescence, qui jouent sur les contrastes extrêmes, en questionnant les allers et retours entre réel et virtuel. La directrice mode de Première Vision cite le travail de Laëtitia Lefour, qui travaille sur la décolorisation, avec des teintes comme brûlées de blanc, de gris, qui mettent en valeur la lisibilité.
Jouant sur les contrastes, présence/absence, vie/disparition, elle engage une réflexion sur l’essentiel. L’importance du lien à la nature, déterminant on l’a vu dans notre perception future des couleurs, intervient dans l’esthétique futuriste d’une artiste comme Alice Pallot, laquelle s’approprie la nature à travers des filtres colorés. En jouant sur ces effets, la photographe montre des paysages aux couleurs artificielles qui semblent retenir minéraux, végétaux et humains en état d’hibernation. Le travail de Baptiste Rabichon nous projette plus en avant dans le futur. Il mélange argentique et numérique pour recréer un monde entre réalisme et abstraction. Ce faisant, il interroge notre addiction aux écrans, laquelle se matérialise dans la lumière bleue qui s’en dégage.
La palette PE 26 : annonciatrice des tendances futures
On le voit, l’évolution des techniques dans les arts modifie notre approche de la couleur. Elle illustre de nouvelles perceptions et nous renseigne sur la manière dont la filière textile, elle-même traversée par ces réflexions sur la nature, le technique, le rapport à la machine et aux écrans porte en elle les nouvelles couleurs de demain.
Et la palette du PE 26, que nous enseigne-t-elle des tendances futures ? Elle explore une vision chromatique innovante qui mêle esthétisme et durabilité. Les équipe mode de Première Vision ont identifié trois lignes de lecture : Re-fresh, Re-set, Re-store. Chacune renvoie symboliquement à une mutation sociétale en cours.
« Évoquant les thèmes de la légèreté et de la réinitialisation, les bleus et les verts froids de la palette Re-fresh renvoient à ce besoin de fraîcheur, accentué par les enjeux de réchauffement climatique. Les teintes, orientant également vers une esthétique tech, traduisent la place centrale occupée par la science et les nouvelles technologies sur lesquelles s’appuie la filière. »
« Les corail, framboise et orange de la thématique Re-set, renforcés par des effets de texture, racontent le besoin de multisensorialité transversal à toutes les disciplines du design. Ces couleurs particulièrement nourries, intenses, jusque flamboyantes, sont le reflet d’une soif d’expériences sensorielles, visuelles et tactiles, croissante dans nos sociétés. »
« Enfin, les brun, kaki et violet profonds de la gamme Re-store, nous parlent d’ancrage, de terroir et sont associés aux matériaux naturels et aux pratiques responsables ». Aux côtés de teintes plus lumineuses, acides, voire artificielles, ces combinaisons symbolisent les interactions fructueuses entre passé et futur, la revitalisation des savoir-faire traditionnels via les nouvelles technologies.
Aux côtés de teintes plus lumineuses, acides, voire artificielles, ces combinaisons symbolisent les interactions fructueuses entre passé et futur, la revitalisation des savoir-faire traditionnels via les nouvelles technologies.
Lien à la nature, besoin d’intemporalité, recyclage, ces marqueurs d’époque nous l’avons vu impactent notre esthétique et impriment de nouvelles teintes. Sans tomber dans la prédiction hasardeuse, ils vont continuer à avoir un effet durable sur la palette pour l’ensemble des acteurs de la filière qui ne manqueront pas d’en jouer pour innover comme à l’ordinaire.